est né, qui chassera l’un et l’autre du nid [112].
La gloire de là-bas n’est qu’un faible soupir
de vent, soufflant tantôt de-ci, tantôt delà,
et qui change de nom tout comme il change d’aire.
Ton renom sera-t-il plus grand d’ici mille ans,
si ta chair t’abandonne étant déjà flétrie,
que si tu la perdras lorsque tu ne sais dire
que dodo et papa? Car mille ans sont bien moins,
aux yeux de l’Éternel, qu’un battement de cils
face au cercle d’en haut qui tourne le moins vite.
Celui que tu peux voir cheminer devant moi
du bruit de son renom a rempli la Toscane;
à peine maintenant s’en souvient-on à Sienne,
dont il était seigneur lorsque fut abattu
le dépit florentin, qui semblait en ce temps
aussi bouffi d’orgueil qu’il est lâche aujourd’hui.
Oui, votre renommée a la couleur de l’herbe,
qui vient et disparaît, lentement délavée
par Celui qui la sort du sein de l’âpre terre.»
Je dis: «Ton bon discours a semé dans mon cœur
la juste humilité, vidant tout mon orgueil.
Mais qui donc est celui dont tu parlais tantôt?»
«C’est, me répondit-il, Provenzal Salvani.
Il se trouve avec nous pour avoir prétendu
que Sienne devait être à lui seul tout entière [113].
C’est pour l’avoir pensé qu’il n’a plus de repos
du jour de son trépas; car c’est là la rançon
qu’on exige de ceux qui sur terre osent trop.»
«Mais, dis-je, si l’esprit qui pour se repentir
attend d’être arrivé jusqu’au bord de ses jours
doit demeurer en bas et n’est admis ici
(à moins de l’en sortir par de bonnes prières)
un laps de temps égal à celui de sa vie,
comment s’explique-t-il qu’on l’ait laissé monter?»
«C’est que, lorsqu’il était au comble de sa gloire,
fit l’autre, il se rendit sur le Champ des Siennois [114],
sans qu’on l’eut obligé, déposant son orgueil;
et là, pour délivrer un ami des tourments
qu’il supportait alors dans les prisons de Charles [115],
il demandait l’aumône, en frissonnant d’angoisse.
Je ne t’en dis pas plus. Mon parler est obscur;
cependant tes voisins feront bientôt en sorte
que tu sauras très bien comment l’interpréter [116];
ce fut ce geste-là qui lui ouvrit nos portes.»
CHANT XII
Je marchais de concert avec l’âme accablée,
comme avancent deux bœufs tirant le même joug,
pendant que m’attendait mon gentil pédagogue.
Mais lorsqu’il dit: «Pressons, laissons leur compagnie;
par ici, chacun doit pousser sa propre barque,
en s’aidant, s’il le peut, des voiles et des rames»,
je me suis redressé, comme on fait quand on marche
regardant devant soi, bien que par la pensée
je demeurais toujours confus et accablé.
J’avais repris la marche et suivais volontiers
les traces de mon maître; et déjà tous les deux
nous éprouvions combien la route était facile [117],
lorsqu’il me dit: «Dirige ton regard vers le bas!
Il est bon, si tu veux assurer ton voyage,
d’examiner le lit où se posent tes pas.»
Comme, pour conserver à jamais leur mémoire,
les tombeaux élevés sur la terre aux défunts
de ce qu’ils ont été représentent l’image,
ce qui fait qu’à leur vue on sent monter les larmes,
tant du ressouvenir nous pique l’aiguillon,
qui presse seulement le cœur des gens sensibles,
je vis là des portraits, infiniment plus beaux,
conformes aux canons de l’art, et qui tenaient
tout le bord du chemin, du côté du ravin [118].
J’y voyais d’un côté celui qui fut créé
plus noble que tout être ayant jamais été [119],
précipité du Ciel plus vite que la foudre.
D’autre part, j’y voyais le géant Briarée,
qui gisait transpercé par le céleste trait,
plaqué contre le sol par le froid de la mort [120];
j’y vis Mars et Pallas et le géant Thymbrée,
armés, serrant les rangs à l’entour de leur père,
contemplant les débris des Titans abattus.
J’y vis Nemrod au pied de l’énorme édifice,
d’un regard égaré considérant les peuples
qui furent orgueilleux avec lui dans Sennar.
Toi-même, Niobé, que tes yeux étaient tristes,
tels que je les ai vus figurés sur ma route,
entre tes deux fois sept enfants exterminés!
Ô Saûl, que ta mort me semblait éloquente,
venant de ton épée, là-bas, à Gelboé,
qu’ignorent depuis lors la pluie et la rosée!
Et toi, folle Arachné, je t’y voyais aussi,
tout éplorée, déjà changée en araignée,
au-dessus des lambeaux tissés pour ton malheur [121].
Ô Roboam [122], ici tu n’es plus menaçant,
emporté par ton char et rempli d’épouvanté,
quoiqu’on ne songe plus à te donner la chasse!
On pouvait voir aussi sur le rude pavé
Alcméon, qui jadis exigea de sa mère
un prix trop élevé pour son fatal bijou [123].
Et de Sennachérib on pouvait voir les fils
se jetant sur leur père enfermé dans le temple,
et puis abandonnant en ce lieu son cadavre [124].
On voyait le désastre et le cruel massacre
qu’infligea Thomyris à Cyrus, lui disant:
«N’as-tu pas soif de sang? Je vais donc t’en gaver!»
On y voyait aussi fuir les Assyriens,
après avoir appris qu’Holopherne était mort,
et l’on y distinguait les restes de son corps.
On voyait Troie enfin en ruine et en cendre:
ô superbe Ilion, que ton image, telle
qu’on peut la voir là-bas, me semble ignoble et vile!
Quel maître de la plume ou, sinon, du pinceau
pourrait représenter ces ombres, ces images,
dont les plus entendus resteraient étonnés?
Les morts y semblaient morts et les vivants, vivants.
J’ai mieux vu que celui qui voit réellement