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Il est un autre bien qui ne rend pas heureux [189];

ce n’est pas le bonheur, ni cette bonne essence

qui fait de tous les biens la racine et le fruit.

L’amour qui s’abandonne à ce bien est la cause

que l’on pleure au-dessus, dans trois cercles suivis;

mais comme une raison tripartite y préside,

je préfère me taire et te laisser chercher.»

CHANT XVIII

Lors mon sage docteur, ayant ainsi mis fin

à son raisonnement, me scruta longuement,

pour lire dans mes yeux si j’étais satisfait.

Et moi, que tourmentait une nouvelle envie,

me taisant au-dehors, je disais en moi-même:

«Je crains d’être importun avec mes questions.»

Mais lui, comme un vrai père, devinant aussitôt

le timide vouloir qui n’osait pas s’ouvrir,

il me parla, pour mieux me pousser à parler.

«Ma vue est, dis-je alors, plus pénétrante, ô maître,

du fait de ta lumière, et je discerne bien

tout ce que ton discours m’explique ou me décrit.

C’est pourquoi, cher doux père, il faut que je te prie

d’analyser pour moi l’amour dont tu déduis

ce qui fait la bonne œuvre, ainsi que son contraire.»

«Darde sur moi, dit-il, le regard pénétrant

de ton intelligence, et tu verras l’erreur

des aveugles qui font profession de guides.

L’âme, qui par nature est faite pour l’amour,

sent aisément l’attrait de tout ce qui lui plaît,

sitôt que le plaisir l’éveille et la fait acte.

Partant d’objets réels, la conscience forge

au début une image, et la déroule en vous,

obligeant votre esprit à se tourner vers elle.

Si, comme résultat, il se sent attiré,

cet attrait est l’amour, un lien naturel

qu’un plaisir rénové rend plus puissant en vous.

Comme une flamme tend forcément à monter,

car son principe est tel, qui la pousse à rejoindre

la sphère qui la met dans son propre élément [190],

l’âme éprise ressent un semblable désir,

mouvement de l’esprit et qui n’a point de trêve

avant de posséder l’objet de son amour.

Tu peux voir à quel point ceux qui tiennent pour vrai

que l’amour est toujours une chose louable

en soi, sont ignorants du vrai mot de la fin;

car on peut supposer que la matière est bonne

dans n’importe quel cas; mais si la cire est bonne,

il ne s’en ensuit pas que l’empreinte doit l’être.»

Je lui dis: «Ton discours, que mon intelligence

suivit de près, suffit pour m’expliquer l’amour;

cela ne fait pourtant qu’augmenter l’autre doute.

Car si l’amour nous vient comme un don du dehors,

et l’âme, pour sa part, se contente d’attendre,

qu’elle aille droit ou non, je n’y serai pour rien.»

Et sa réponse fut: «Je pourrai t’expliquer

ce qu’en voit la raison; Béatrice peut seule

t’enseigner au-delà, car c’est œuvre de foi.

Tout ce qu’on peut nommer forme substantielle [191],

unie à la matière et distincte à la fois

de celle-ci, contient sa vertu spécifique,

qu’on ne peut découvrir avant qu’elle n’opère

et qui se laisse voir par l’effet seulement,

comme aux plantes la vie par la verdeur des feuilles.

C’est pour cela que l’homme ignore le moyen

par lequel il acquiert les notions premières

et le penchant qui mène aux premiers appétits

et qui se trouve en vous, comme chez les abeilles

l’instinct de butiner: ces tendances innées

se passent de louange aussi bien que de blâme.

Or, pour que ce penchant s’accorde avec les autres,

vous avez tous reçu la vertu de juger,

qui tient la haute main sur votre assentiment.

Il faudrait donc peser le poids de vos mérites

sur ce principe seul, considérant toujours

si ce qu’il prend ou laisse est bon ou bien mauvais.

Ceux dont l’étude allait jusqu’au cœur du problème

s’étaient bien aperçus du libre choix inné,

et c’est de là qu’est né l’enseignement moral.

Si donc nous admettons que tout l’amour qui prend

dans votre cœur y fut mis nécessairement,

vous avez le pouvoir de le répudier.

C’est la noble vertu que Béatrice appelle

libre arbitré: il te faut essayer de l’avoir

bien présent, si jamais elle veut t’en parler.»

La lune, qui sortait environ à minuit

et qu’on aurait prise alors pour un plateau de braise,

nous cachait la plupart des étoiles du ciel

et montait le chemin que le soleil enflamme

sur la voûte d’azur, à l’heure où le Romain

le voit plonger dans l’onde, entre Corse et Sardaigne,

pendant que la chère ombre à qui Piétola [192] doit

la gloire, plus qu’aucune autre ville à Mantoue,

m’aidait à déposer le fardeau de mes doutes.

Après avoir ainsi recueilli la réponse

limpide et manifeste à toutes mes demandes,

je m’étais assoupi quelque peu dans mes rêves.

Je fus bientôt tiré de cette somnolence

par des gens qui, sortant tout à coup par-derrière,

venaient de nous rejoindre en marchant sur nos pas.

Tels que jadis l’Ismène et l’Asope [193] avaient vu

sur leurs bords la fureur et la nocturne presse,

du temps où les Thébains couraient prier Bacchus,

tels, autant que j’ai pu les voir sur la corniche,

ils accouraient vers nous, en allongeant le pas,

pressés par leur amour et leur juste vouloir.

Ils eurent vite fait d’arriver près de nous,

tant leur foule marchait d’un pas leste et pressé;

et deux venaient en tête et criaient en pleurant:

«Marie avait couru bien vite à la montagne»;

et: «César, désirant soumettre Lérida,

frappa d’un coup Marseille et courut en Espagne.» [194]

«Vite, plus vite encor! Ne perdons pas, criaient

les autres, derrière eux, le temps par peu d’amour!

La grâce reverdit par l’ardeur du bien faire.»

«Ô vous, dont maintenant la suprême faveur

compense la lenteur ou quelque négligence

que l’ancienne tiédeur mettait aux bonnes œuvres,

ce vivant que voici (je ne vous trompe pas)

veut monter aussitôt que le soleil se montre:

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