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répondit mon seigneur, sommes avec ce Grec [d’autres,

que plus que nul au monde allaitèrent les Muses,

dans le premier enclos de la prison obscure;

et souvent nos discours ont pour unique objet

le mont où fait séjour le chœur de nos nourrices.

Euripide, Antiphon se trouvent parmi nous,

Simonide, Agathon et beaucoup d’autres Grecs

dont le front fut jadis couronné du laurier.

On y retrouve aussi tes propres personnages;

on y voit Déiphile, Antigone et Argie,

avec Ismène aussi, triste comme toujours.

Celle qui découvrit Langie est avec nous,

et de Tirésias la fille, avec Thétis,

avec Déidamie et ses nombreuses sœurs.» [246]

Les deux poètes, lors, se turent à la fois,

occupés à chercher du regard autour d’eux,

une fois le couloir et l’escalier finis.

Nous avions dépassé quatre filles du jour;

la cinquième déjà tenait le gouvernail

et dirigeait toujours plus haut sa pointe ardente [247],

lorsque mon guide dit: «Je crois qu’il faut encore

tourner l’épaule gauche du côté qui descend

et, comme auparavant, faire le tour du mont.»

Ainsi, l’expérience étant notre seul guide,

presque sans hésiter nous prîmes ce chemin,

et l’âme bienheureuse fut d’accord avec nous.

Ils allaient en avant et moi, je les suivais,

et derrière eux, tout seul, j’écoutais leurs discours

qui de la poésie ouvraient pour moi les portes.

Mais ces doux entretiens furent interrompus

quand nous vîmes un arbre au milieu du chemin,

aux fruits d’une suave et agréable odeur.

Comme un sapin s’affile et rétrécit ses branches

vers le haut, celui-ci se rétrécit en bas,

afin que nul ne puisse y grimper, je suppose.

Les poètes alors s’approchèrent de l’arbre

et une voix leur dit, qui sortait du feuillage:

«Vous la regretterez, l’absence de ses fruits!»

Vers l’endroit où le roc limitait notre route,

une eau claire tombait du haut de la paroi

et allait se répandre au-dessus du feuillage.

«Marie, ajoutait-on, pensait plus à la noce,

qu’elle voulait parfaite et ne manquant de rien,

qu’à sa bouche, qui prie à présent pour vous tous.

Les Romaines, jadis, savaient se contenter

de l’eau comme boisson; pour sa part, Daniel

méprisa l’aliment et acquit le savoir.

Pendant l’âge premier, qui fut beau comme l’or,

la faim faisait trouver les glands un mets de choix,

et la soif transformait les ruisseaux en nectar.

Sauterelles et miel furent la nourriture

dont s’est alimenté Jean-Baptiste au désert;

c’est ce qui rend son nom si grand et glorieux,

ainsi que vous pouvez le voir dans l’Évangile.» [248]

CHANT XXIII

Tandis que je fouillais d’un regard curieux

dans le feuillage vert, comme font d’habitude

ceux qui perdent leur temps à chasser les oiseaux,

celui qui m’était plus qu’un père dit: «Mon fils,

allons-nous-en d’ici, car le temps qui nous reste

doit être dépensé plus raisonnablement.»

Alors je ramenai mon regard et mes pas

auprès des deux savants, qui discouraient si bien

que la marche pour moi n’était plus un effort.

Soudain on entendit chanter parmi des pleurs

Domine, labiamea, de telle sorte

que cela produisait peine et plaisir ensemble.

«Qu’est-ce que l’on entend là-bas, ô mon doux père?»

lui demandai-je alors; et lui: «Ce sont des ombres

qui peut-être ont fini leur temps de pénitence.»

Comme des pèlerins qui vont pensant ailleurs

et rejoignent en route un groupe d’inconnus,

se tournent pour les voir, mais ne s’arrêtent pas,

de même, allant plus vite et sur nos mêmes traces,

dans un pieux silence, une foule d’esprits

nous dépassait, jetant des regards étonnés.

Ces esprits avaient tous des yeux creusés et sombres

et leur visage pâle était si décharné

que la peau copiait la forme de leurs os.

Je n’imagine pas qu’Erysichton parvint [250]

jusqu’à l’extrême bord d’une maigreur pareille,

même lorsqu’il avait le plus souffert de faim.

Pour moi, je méditais, me disant en moi-même:

«Ces gens avaient perdu Jérusalem, sans doute,

quand Myriam se mit son enfant sous la dent.» [251]

Leurs yeux semblaient autant de bagues sans chaton;

ceux qui lisent OMO sur la face des hommes

n’auraient fait nul effort pour reconnaître l’M [252].

Qui croirait que c’était le parfum d’une pomme

ou le bruit de cette eau qui, produisant l’envie,

les faisait arriver à ce point, sans savoir?

Je cherchais, étonné, qui les affamait tant,

car la raison pour moi demeurait inconnue

autant de leur maigreur que de leur triste croûte;

quand voici que soudain, du profond de la tête,

une ombre vint jeter un long regard sur moi,

et dit ensuite: «À quoi dois-je donc cette grâce?»

Je ne l’aurais pas su reconnaître au visage;

mais au son de sa voix j’ai retrouvé de suite

tout ce que son aspect rendait méconnaissable.

L’étincelle suffit pour rallumer la flamme

du souvenir pendant à ces lèvres flétries,

car j’avais reconnu les traits de mon Forèse [253].

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