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«J’avais été Lombard, et mon nom était Marc [173];

je connaissais le monde et j’aimais ces vertus

qui, depuis, ont cessé d’être des points de mire.

C’est bien par ce chemin que l’on monte au sommet.»

Ce fut tout ce qu’il dit, ajoutant: «Je te prie,

veuille prier pour moi, quand tu seras là-haut!»

«Je t’engage ma foi, lui répondis-je alors,

d’accomplir ton désir; mais je sens que j’éclate,

si je n’explique point un doute qui m’oppresse.

Naguère il était un, mais il a redoublé

du fait de ton discours, qui me vient confirmer

ce qu’on m’a dit ailleurs sur le même sujet.

C’est un fait que le monde est en train d’oublier,

ainsi que tu le dis, ce qu’était la vertu,

et la méchanceté la recouvre et l’accable;

cependant, je t’en prie, explique-m’en la cause,

afin de la connaître et l’enseigner aux autres,

car l’un la cherche au Ciel, l’autre dans les humains».

Il concentra d’abord sa peine en un: «Hélas!»

sorti du fond du cœur. «Le monde est plein d’aveugles,

frère, dit-il ensuite; et toi, tu l’es aussi.

Vous autres, les vivants, vous rapportez les causes

uniquement au Ciel, comme s’il entraînait

tout sans exception et nécessairement.

S’il en était ainsi, comme il ne resterait

nul libre arbitre en vous, il ne serait pas juste

d’offrir aux bons la gloire et la peine aux méchants.

Oui, de vos mouvements le Ciel est le principe;

pas de tous, je sais bien; mais même en l’admettant,

sur le bien, sur le mal vous avez des lumières

et votre volonté qui, quoiqu’elle s’essouffle

dans les premiers combats livrés contre les cieux,

lorsqu’on la mène bien, finira par tout vaincre.

Une plus grande force et meilleure nature

vous régit librement; c’est elle qui vous donne

le jugement, qui reste indépendant du Ciel.

Ainsi donc, si le monde à présent dégénère,

la cause en est en vous, cherchez-la dans vos cœurs;

pour ma part, je veux bien t’en montrer le chemin.

De la main de Celui qui l’aime dès avant

qu’elle n’existe, sort, pareille à la fillette

qui s’amuse au milieu des rires et des fleurs,

notre âme simple et pure et qui ne connaît rien,

sauf que, sortant des mains d’un Créateur heureux,

elle court volontiers vers tout ce qui lui plaît.

Elle apprend tout d’abord le goût des fausses joies

et, s’en laissant séduire, elle en devient esclave

si quelque guide ou frein ne retient ses penchants.

C’est pour cela qu’il faut des lois qui vous contraignent;

et il vous faut un roi, qui puisse pour le moins

de la cité divine apercevoir les tours.

Bien sûr, les lois sont là; mais qui de vous y pense?

Personne: le berger qui marche le premier

rumine, et cependant n’a pas le pied fourchu. [174]

Ainsi les gens, voyant leur guide se repaître

uniquement des biens qu’ils convoitent eux-mêmes,

s’en contentent aussi, sans regarder plus loin.

Tu comprends maintenant que la seule semence

de la perte du monde est le guide mauvais

et non pas la nature en vous décomposée.

Rome, qui vous donna le bon gouvernement,

eut jadis deux soleils [175], qui montraient à chacun

la route de ce monde et la route de Dieu.

Il n’en reste plus qu’un; le bâton pastoral

s’est saisi de l’épée; et les deux mis ensemble

ne peuvent forcément produire rien de bon,

puisque ainsi réunis, l’un ne craindra plus l’autre.

Si tu ne me crois pas, regarde la moisson,

car on connaît la plante aux fruits qu’elle a produits.

Dans le pays baigné par l’Adige et le Pô

on trouvait autrefois courage et courtoisie,

avant que Frédéric ne se heurtât au pape.

Si l’on veut maintenant ignorer ce que c’est

qu’honnête compagnie et conversation,

on peut le traverser de bout en bout, sans risque.

On n’y saurait trouver que trois vieillards, reproche

de jadis au présent, et qui ne font qu’attendre

l’heure où Dieu doit les mettre en un monde meilleur.

Conrad de Palazzo, le bon Gérard aussi,

et Guido de Castel, qu’on nomme avec raison,

comme on dit en français, le Lombard Bonne-Chère [176].

Reconnais désormais que l’Église de Rome,

pour avoir confondu les deux pouvoirs en un,

s’embourbe et se salit elle-même et sa charge.»

«Tu raisonnes, cher Marc, répondis-je, à merveille;

je comprends maintenant pourquoi de l’héritage

étaient toujours exclus les enfants de Lévi [177].

Mais quel est ce Gérard, dont tu dis qu’il nous reste

comme exemple vivant du monde d’autrefois,

pour servir de reproche à ce siècle de fer?»

«Ou tu veux me tenter, dit-il, ou tu n’es pas

Italien: comment peut-on parler toscan,

sans avoir entendu le nom du bon Gérard?

Pour moi, je ne saurais lui donner d’autre nom,

à moins de l’appeler le père de Gaïa [178].

Que Dieu soit avec vous, car je m’arrête ici!

Vois, la lueur qui perce à travers la fumée

est en train d’augmenter: un ange attend là-bas;

il faut que je m’en aille avant qu’il ne m’ait vu.»

Et il fit demi-tour, sans vouloir m’écouter.

CHANT XVII

Rappelle-toi, lecteur, si jamais en montagne

tu t’es vu tout à coup surpris par le brouillard,

plus épais que ne l’est la taie aux yeux des taupes,

rappelle-toi comment, lorsque la brume humide

commence à s’éclaircir, le globe du soleil

pénètre faiblement au sein de ces vapeurs;

et de cette façon ton esprit parviendra

à voir plus aisément comment j’ai retrouvé

tout d’abord le soleil en train de se coucher.

Puis, suivant pas à pas la marche dévouée

du maître, je sortis hors de cette buée

pendant que la lumière expirait sur les bords.

Imagination, ô toi qui nous entraînes

si loin de nous parfois, qu’on ne s’en rend plus compte,

même si près de nous cent trompettes éclatent,

qui t’émeut, quand les sens ne t’offrent nulle prise? [179]

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