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– Ma cousine, je serai trop heureux de me mettre à vos ordres.

– Et puis, franchement, je n’aime pas vous voir déjà ces habitudes et ces goûts de club; vous avez tout ce qu’il faut pour être parfaitement accueilli et même recherché dans le monde… il faut donc y aller beaucoup.

– Oui, ma cousine.

– Et comme je suis avec vous à peu près sur le pied d’une grand’mère… mon cher Conrad, je me dispose à exiger infiniment. Vous êtes émancipé, c’est vrai; mais je crois que vous aurez encore longtemps besoin d’une tutelle… Et il faudra vous résoudre à accepter la mienne.

– Avec joie, avec bonheur, ma cousine! dit vivement le jeune duc.

Il est impossible de peindre la rage muette de Florestan, toujours debout, appuyé à la cheminée.

Ni le duc ni Clotilde ne faisaient attention à lui. Sachant combien Mme de Lucenay se décidait vite, il s’imagina qu’elle poussait l’audace et le mépris jusqu’à vouloir se mettre aussitôt et devant lui en coquetterie réglée avec M. de Montbrison.

Il n’en était rien: la duchesse ressentait alors pour son cousin une affection toute maternelle, l’ayant presque vu naître. Mais le jeune duc était si joli, il semblait si heureux du gracieux accueil de sa cousine que la jalousie, ou plutôt l’orgueil, de Florestan s’exaspéra; son cœur se tordit sous les cruelles morsures de l’envie que lui inspirait Conrad de Montbrison qui, riche et charmant, entrait si splendidement dans cette vie de plaisirs, d’enivrement et de fête, d’où il sortait, lui, ruiné, flétri, méprisé, déshonoré.

M. de Saint-Remy était brave de cette bravoure de tête, si cela se peut dire, qui fait par colère ou par vanité affronter un duel; mais, vil et corrompu, il n’avait pas ce courage de cœur qui triomphe des mauvais penchants, ou qui, du moins, vous donne l’énergie d’échapper à l’infamie par une mort volontaire.

Furieux de l’infernal mépris de la duchesse, croyant voir un successeur dans le jeune duc, M. de Saint-Remy résolut de lutter d’insolence avec Mme de Lucenay, et, s’il le fallait, de chercher querelle à Conrad.

La duchesse, irritée de l’audace de Florestan, ne le regardait pas; et M. de Montbrison, dans son empressement auprès de sa cousine, oubliant un peu les convenances, n’avait pas salué ni dit un mot, au vicomte, qu’il connaissait pourtant.

Celui-ci, s’avançant vers Conrad, qui lui tournait le dos, lui toucha légèrement le bras et dit d’un ton sec et ironique:

– Bonsoir, monsieur… mille pardons de ne pas vous avoir encore aperçu.

M. de Montbrison, sentant qu’il venait en effet de manquer de politesse, se retourna vivement et dit cordialement au vicomte:

– Monsieur, je suis confus, en vérité… Mais j’ose espérer que ma cousine, qui a causé ma distraction, voudra bien l’excuser auprès de vous… et…

– Conrad, dit la duchesse, poussée à bout par l’impudence de Florestan, qui persistait à rester chez elle et à la braver, Conrad, c’est bon; pas d’excuses… ça n’en vaut pas la peine.

M. de Montbrison, croyant que sa cousine lui reprochait en plaisantant d’être trop formaliste, dit gaiement au vicomte, blême de colère:

– Je n’insisterai pas, monsieur… puisque ma cousine me le défend… Vous le voyez, sa tutelle commence.

– Et cette tutelle ne s’arrêtera pas là… mon cher monsieur, soyez-en certain. Aussi dans cette prévision (que Mme la duchesse s’empressera de réaliser, je n’en doute pas), dans cette prévision, dis-je, il me vient l’idée de vous faire une proposition…

– À moi, monsieur? dit Conrad, commençant à se choquer du ton sardonique de Florestan.

– À vous-même… je pars dans quelques jours pour la légation de Gerolstein, à laquelle je suis attaché… Je voulais me défaire de ma maison toute meublée, de mon écurie toute montée; vous devriez vous en arranger aussi… – Et le vicomte appuya insolemment sur ces derniers mots en regardant Mme de Lucenay. – Ce serait fort piquant… n’est-ce pas, madame la duchesse?

– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit M. de Montbrison de plus en plus étonné.

– Je vous dirai, Conrad, pourquoi vous ne pouvez accepter l’offre qu’on vous fait, dit Clotilde.

– Et pourquoi monsieur ne peut-il pas accepter mon offre, madame la duchesse?

– Mon cher Conrad, ce qu’on vous propose de vous vendre est déjà vendu à d’autres… vous comprenez… vous auriez l’inconvénient d’être volé comme dans un bois.

Florestan se mordit les lèvres de rage.

– Prenez garde, madame! s’écria-t-il.

– Comment? Des menaces… ici… monsieur! s’écria Conrad.

– Allons donc, Conrad, ne faites pas attention, dit Mme de Lucenay, en prenant une pastille dans une bonbonnière avec un imperturbable sang-froid; un homme d’honneur ne doit ni ne peut plus se commettre avec monsieur. S’il y tient, je vais vous dire pourquoi!

Un terrible éclat allait avoir lieu peut-être, lorsque les deux battants de la porte s’ouvrirent de nouveau, et M. le duc de Lucenay entra bruyamment, violemment, étourdiment, selon sa coutume.

– Comment, ma chère, vous êtes déjà prête? dit-il à sa femme; mais c’est étonnant!… Mais c’est surprenant!… Bonsoir, Saint-Remy; bonsoir, Conrad… Ah! vous voyez le plus désespéré des hommes… c’est-à-dire que je n’en dors pas, que je n’en mange pas, que j’en suis abruti, je ne peux pas m’y habituer… pauvre d’Harville, quel événement!

Et M. de Lucenay, se jetant à la renverse sur une sorte de causeuse à deux dossiers, lança son chapeau loin de lui avec un geste de désespoir, et, croisant sa jambe gauche sur son genou droit, il prit par manière de contenance son pied dans sa main, continuant de pousser des exclamations désolées.

L’émotion de Conrad et de Florestan put se calmer sans que M. de Lucenay, d’ailleurs l’homme le moins clairvoyant du monde, se fût aperçu de rien.

Mme de Lucenay, non par embarras, elle n’était pas femme à s’embarrasser jamais, on le sait, mais parce que la présence de Florestan lui était aussi répugnante qu’insupportable, dit au duc:

– Quand vous voudrez, nous partirons, je présente Conrad à Mme de Senneval.

– Non, non, non! se mit à crier le duc, en abandonnant son pied pour saisir un des coussins sur lequel il frappa violemment de ses deux poings au grand émoi de Clotilde, qui, aux cris inattendus de son mari, bondit sur son fauteuil.

– Mon Dieu, monsieur, qu’avez-vous? lui dit-elle, vous m’avez fait une peur horrible.

– Non! répéta le duc, et, repoussant le coussin, il se leva brusquement et se mit à gesticuler en marchant; je ne puis me faire à l’idée de la mort de ce pauvre d’Harville; et vous, Saint-Remy?

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