Florestan s’était livré à ces réflexions singulièrement vaniteuses en traversant trois ou quatre salons qui conduisaient à une petite pièce où la duchesse se tenait habituellement. Un dernier coup d’œil jeté sur une glace compléta l’excellente opinion que Florestan avait de soi-même.
Le valet de chambre ouvrit les deux battants de la porte du salon et annonça:
– M. le vicomte de Saint-Remy!
L’étonnement et l’indignation de la duchesse furent inexprimables.
Elle croyait que le comte n’avait pas caché à son fils qu’elle aussi avait tout entendu…
Nous l’avons dit: en apprenant combien Florestan était infâme, l’amour de Mme de Lucenay, subitement éteint, s’était changé en un dédain glacial.
Nous l’avons dit encore: au milieu de ses légèretés, de ses erreurs, Mme de Lucenay avait conservé purs et intacts des sentiments de droiture, d’honneur, de loyauté chevaleresque, d’une vigueur et d’une exigence toutes viriles; elle avait les qualités de ses défauts, les vertus de ses vices: traitant l’amour aussi cavalièrement qu’un homme le traite, elle poussait aussi loin, plus loin qu’un homme, le dévouement, la générosité, le courage, et surtout l’horreur de toute bassesse.
Mme de Lucenay, devant aller le soir dans le monde, était, quoique sans diamants, habillée avec son goût et sa magnificence habituels; cette toilette splendide, le rouge vif qu’elle portait franchement, hardiment, en femme de cour, jusque sous les paupières, sa beauté surtout éclatante aux lumières, sa taille de déesse marchant sur les nues, rendaient plus frappant encore ce grand air que personne au monde ne possédait comme elle, et qu’elle poussait, s’il le fallait, jusqu’à une foudroyante insolence…
On connaît le caractère altier, déterminé de la duchesse: qu’on se figure donc sa physionomie, son regard, lorsque le vicomte s’avançant, pimpant, souriant et confiant, lui dit avec amour:
– Ma chère Clotilde… combien vous êtes bonne!… Combien vous…
Le vicomte ne put achever.
La duchesse était assise et n’avait pas bougé: mais son geste, son coup d’œil révélèrent un mépris à la fois si calme et si écrasant… que Florestan s’arrêta court…
Il ne put dire un mot ou faire un pas de plus.
Jamais de Lucenay ne s’était montrée à lui sous cet aspect. Il ne pouvait croire que ce fût la même femme qu’il avait toujours trouvée douce, tendre, passionnément soumise; car rien n’est plus humble, plus timide qu’une femme résolue, devant l’homme qu’elle aime et qui la domine.
Sa première surprise passée, Florestan eut honte de sa faiblesse; son audace habituelle reprit le dessus. Faisant un pas vers Mme de Lucenay pour lui prendre la main, il lui dit, de sa voix la plus caressante:
– Mon Dieu! Clotilde, qu’est-ce donc?… Je ne t’ai jamais vue si jolie, et pourtant…
– Ah! c’est trop d’impudence! s’écria la duchesse en se reculant avec tant de dégoût et de hauteur que Florestan demeura de nouveau surpris et atterré.
Reprenant pourtant un peu d’assurance, il lui dit:
– M’apprendrez-vous au moins, Clotilde, la cause de ce changement si soudain? Que vous ai-je fait?… Que voulez-vous?
Sans lui répondre, Mme de Lucenay le regarda, comme on dit vulgairement, des pieds à la tête, avec une expression si insultante que Florestan sentit le rouge de la colère lui monter au front, et il s’écria:
– Je sais, madame, que vous brusquez habituellement les ruptures… Est-ce une rupture que vous voulez?
– La prétention est curieuse! dit Mme de Lucenay avec un éclat de rire sardonique; sachez que lorsqu’un laquais me vole… je ne romps pas avec lui… je le chasse…
– Madame!…
– Finissons, dit la duchesse d’une voix brève et insolente, votre présence me répugne! Que voulez-vous ici? Est-ce que vous n’avez pas eu votre argent?
– Il était donc vrai… Je vous avais devinée… Ces vingt-cinq mille francs…
– Votre dernier FAUX est retiré, n’est-ce pas? L’honneur du nom de votre famille est sauvé. C’est bien… allez-vous-en…
– Ah! croyez…
– Je regrette fort cet argent, il aurait pu secourir tant d’honnêtes gens… mais il fallait songer à la honte de votre père et à la mienne.
– Ainsi, Clotilde, vous saviez tout?… Oh! voyez-vous! maintenant… il ne me reste plus qu’à mourir…, s’écria Florestan du ton le plus pathétique et le plus désespéré.
Un impertinent éclat de rire de la duchesse accueillit cette exclamation tragique, et elle ajouta entre deux accès d’hilarité:
– Mon Dieu! je n’aurais jamais cru que l’infamie pût être si ridicule!
– Madame!… s’écria Florestan les traits contractés par la rage.
Les deux battants de la porte s’ouvrirent avec fracas, et on annonça:
– M. le duc de Montbrison!
Malgré son empire sur lui-même, Florestan contint à peine la violence de ses ressentiments, qu’un homme plus observateur que le duc eût certainement remarqués.
M. de Montbrison avait à peine dix-huit ans.
Qu’on s’imagine une ravissante figure de jeune fille, blonde, blanche et rose, dont les lèvres vermeilles et le menton satiné seraient légèrement ombragés d’une barbe naissante; qu’on ajoute à cela de grands yeux bruns encore un peu timides, qui ne demandent qu’à s’émerillonner, une taille aussi svelte que celle de la duchesse, et l’on aura peut-être l’idée de ce jeune duc, le chérubin le plus idéal que jamais comtesse et suivante aient coiffé d’un bonnet de femme, après avoir remarqué la blancheur de son cou d’ivoire.
Le vicomte eut la faiblesse ou l’audace de rester…
– Que vous êtes aimable, Conrad, d’avoir pensé à moi ce soir! dit Mme de Lucenay du ton le plus affectueux en tendant sa belle main au jeune duc.
Celui-ci allait donner un shake-hands à sa cousine, mais Clotilde haussa légèrement la main et lui dit gaiement:
– Baisez-la, mon cousin, vous avez vos gants.
– Pardon… ma cousine, dit l’adolescent; et il appuya ses lèvres sur la main nue et charmante qu’on lui présentait.
– Que faites-vous ce soir, Conrad? lui demanda Mme de Lucenay, sans paraître s’occuper le moins du monde de Florestan.
– Rien, ma cousine; en sortant de chez vous j’irai au club.
– Pas du tout, vous nous accompagnerez, M. de Lucenay et moi, chez Mme de Senneval, c’est son jour; elle m’a déjà demandé plusieurs fois de vous présenter à elle.