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– Et il n’a plus aucun héritage à attendre?

– Aucun, car son père a tout juste une petite aisance.

– Son père?

– Certainement…

– Le père de M. le vicomte n’est pas mort?…

– Il ne l’était pas, du moins, il y a cinq ou six mois; M. le vicomte lui a écrit pour certains papiers de famille…

– Mais on ne le voit jamais ici?

– Par une bonne raison: depuis une quinzaine d’années il habite en province, à Angers.

– Mais M. le vicomte ne va pas le visiter?

– Son père?

– Oui.

– Jamais… jamais… ah bien! non.

– Ils sont donc brouillés?

– Ce que je vais vous dire n’est pas un secret, car je le tiens de l’ancien homme de confiance de M. le prince de Noirmont.

– Le père de Mme de Lucenay? dit Edwards avec un regard malin et significatif dont M. Boyer, fidèle à ses habitudes de réserve et de discrétion, n’eut pas l’air de comprendre la signification; il reprit donc froidement:

– Mme la duchesse de Lucenay est en effet fille de M. le prince de Noirmont; le père de M. le vicomte était intimement lié avec le prince; Mme la duchesse était alors toute jeune personne, et M. de Saint-Remy père, qui l’aimait beaucoup, la traitait aussi familièrement que si elle eût été sa fille. Je tiens ces détails de Simon, l’homme de confiance du prince; je puis parler sans scrupules, car l’aventure que je vais vous raconter a été dans le temps la fable de tout Paris. Malgré ses soixante ans, le père de M. le vicomte est un homme d’un caractère de fer, d’un courage de lion, d’une probité que je me permettrai d’appeler fabuleuse; il ne possédait presque rien et avait épousé par amour la mère de M. le vicomte, jeune personne assez riche, qui possédait le million à la fonte duquel nous venons d’avoir l’honneur d’assister.

Et M. Boyer s’inclina.

Edwards l’imita.

– Le mariage fut très-heureux jusqu’au moment où le père de M. le vicomte trouva, dit-on, par hasard, de diables de lettres qui prouvaient évidemment que, pendant une de ses absences, trois ou quatre ans après son mariage, sa femme avait eu une tendre faiblesse pour un certain comte polonais.

– Cela arrive souvent aux Polonais. Quand j’étais chez M. le marquis de Senneval, Mme la marquise… une enragée…

M. Boyer interrompit son compagnon.

– Vous devriez, mon cher Edwards, savoir les alliances de nos grandes familles avant de parler; sans cela, vous vous réservez de cruels mécomptes.

– Comment?

– Mme la marquise de Senneval est la sœur de M. le duc de Montbrison, où vous désirez entrer…

– Ah! diable!

– Jugez de l’effet, si vous aviez été parler d’elle en des termes pareils devant les envieux ou des délateurs: vous ne seriez pas resté vingt-quatre heures dans la maison.

– C’est juste, Boyer… je tâcherai de connaître les alliances…

– Je reprends… Le père de M. le vicomte découvrit donc, après douze ou quinze ans d’un mariage jusque-là fort heureux, qu’il avait à se plaindre d’un comte polonais. Malheureusement ou heureusement, M. le vicomte était né neuf mois après que son père… ou plutôt que M. le comte de Saint-Remy, était revenu de ce fatal voyage, de sorte qu’il ne pouvait pas être certain, malgré de grandes probabilités, que M. le vicomte fût le fruit de l’adultère. Néanmoins, M. le comte se sépara à l’instant de sa femme, ne voulut pas toucher à un sou de la fortune qu’elle lui avait apportée et se retira en province avec environ quatre-vingt mille francs qu’il possédait; mais vous allez voir la rancune de ce caractère diabolique. Quoique l’outrage datât de quinze ans lorsqu’il le découvrit, et qu’il dût y avoir prescription, le père de M. le vicomte, accompagné de M. de Fermont, un de ses parents, se mit aux trousses du Polonais séducteur et l’atteignit à Venise, après l’avoir cherché pendant dix-huit mois dans presque toutes les villes de l’Europe.

– Quel obstiné!…

– Une rancune de démon, vous dis-je, mon cher Edwards… À Venise eut lieu un duel terrible, dans lequel le Polonais fut tué. Tout s’était passé loyalement; mais le père de M. le vicomte montra, dit-on, une joie si féroce de voir le Polonais blessé mortellement que son parent, M. de Fermont, fut obligé de l’arracher du lieu du combat… le comte voulant voir, disait-il, expirer son ennemi sous ses yeux.

– Quel homme! Quel homme!

– Le comte, lui, revint à Paris, alla chez sa femme, lui annonça qu’il venait de tuer le Polonais et repartit. Depuis, il n’a jamais revu ni elle ni son fils, et il s’est retiré à Angers; c’est là qu’il vit, dit-on, comme un vrai loup-garou, avec ce qui lui reste de ses quatre-vingt mille francs, bien écornés par ses courses après le Polonais, comme vous pensez. À Angers il ne voit personne, si ce n’est la femme et la fille de son parent, M. de Fermont, qui est mort depuis quelques années. Du reste, cette famille a du malheur, car le frère de M. de Fermont s’est brûlé, dit-on, la cervelle, il y a plusieurs mois.

– Et la mère de M. le vicomte?

– Il l’a perdue il y a longtemps. C’est pour cela que M. le vicomte, à sa majorité, a joui de la fortune de sa mère… Vous voyez donc bien, mon cher Edwards, qu’en fait d’héritage, M. le vicomte n’a rien ou presque rien à attendre de son père…

– Qui, du reste, doit le détester.

– Il n’a jamais voulu le voir, depuis la découverte en question, persuadé sans doute qu’il est fils du Polonais.

L’entretien des deux personnages fut interrompu par un valet de pied géant, soigneusement poudré quoiqu’il fût à peine onze heures.

– Monsieur Boyer, M. le vicomte a sonné deux fois, dit le géant.

Boyer parut désolé d’avoir manqué à son service, se leva précipitamment et suivit le domestique avec autant d’empressement et de respect que s’il n’eût pas été le propriétaire de la maison de son maître.

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