– Je me trouve dans la même position que vous.
– Vous?
– M. le vicomte déteste les détails; quand je suis entré ici, j’avais d’économies et de patrimoine une soixantaine de mille francs, j’ai fait les dépenses de la maison comme vous celles de l’écurie, et tous les ans M. le vicomte m’a payé sans examen; à peu près à la même époque que vous, je me suis trouvé à découvert, pour moi, d’une vingtaine de mille francs, et, pour les fournisseurs, d’une soixantaine; alors M. le vicomte m’a proposé comme à vous, pour me rembourser, de me vendre le mobilier de cette maison, y compris l’argenterie, qui est très-belle, de très-bons tableaux, etc.; le tout a été estimé, au plus bas prix, cent quarante mille francs. Il y avait quatre-vingt mille francs à payer, restaient soixante mille francs que je devais affecter, jusqu’à leur entier épuisement, aux dépenses de la table, aux gages des gens, etc., et non à autre chose: c’était une condition du marché.
– Parce que sur ces dépenses vous gagniez encore?
– Nécessairement, car j’ai pris des arrangements avec les fournisseurs que je ne payerai qu’après la vente, dit Boyer en aspirant une forte prise de tabac, de sorte qu’à la fin de ce mois-ci…
– Le mobilier est à vous comme les chevaux et les voitures sont à moi.
– Évidemment. M. le vicomte a gagné à cela de vivre pendant les derniers temps comme il aime à vivre… en grand seigneur, et ceci à la barbe de ses créanciers; car mobilier, argenterie, chevaux, voitures, tout avait été payé comptant à sa majorité, et était devenu notre propriété à vous et à moi.
– Ainsi M. le vicomte se sera ruiné?…
– En cinq ans…
– Et M. le vicomte avait hérité?…
– D’un pauvre petit million comptant, dit assez dédaigneusement M. Boyer en prenant une prise de tabac, ajoutez à ce million deux cent mille francs de dettes environ, c’est passable… C’était donc pour vous dire, mon cher Edwards, que j’avais eu l’intention de louer cette maison admirablement meublée, comme elle l’est, à des Anglais, linge, cristaux, porcelaine, argenterie, serre chaude; quelques-uns de vos compatriotes auraient payé cela fort cher.
– Sans doute. Pourquoi ne le faites-vous pas?
– Oui, mais les non-valeurs! c’est chanceux; je me décide donc à vendre le mobilier. M. le vicomte est aussi tellement cité comme connaisseur en meubles précieux, en objets d’art, que ce qui sortira de chez lui aura toujours une double valeur: de la sorte, je réaliserai une somme ronde. Faites comme moi, Edwards, réalisez, réalisez et n’aventurez pas vos gains dans des spéculations; vous, premier cocher de M. le vicomte de Saint-Remy, c’est à qui voudra vous avoir: on m’a justement parlé hier d’un mineur émancipé, un cousin de Mme la duchesse de Lucenay, le jeune duc de Montbrison, qui arrive d’Italie avec son précepteur, et qui monte sa maison. Deux cent cinquante bonnes mille livres de rentes en terres, mon cher Edwards, deux cent cinquante mille livres de rentes… Et avec cela entrant dans la vie. Vingt ans, toutes les illusions de la confiance, tous les enivrements de la dépense, prodigue comme un prince… Je connais l’intendant, je puis vous dire cela en confidence: il m’a déjà presque agréé comme premier valet de chambre: il me protège, le niais!
Et M. Boyer leva les épaules en aspirant violemment sa prise de tabac.
– Vous espérez le débusquer?
– Parbleu! c’est un imbécile ou un impertinent. Il me met là, comme si je n’étais pas à craindre pour lui! Avant deux mois je serai à sa place.
– Deux cent cinquante mille livres de rentes en terres! reprit Edwards en réfléchissant, et jeune homme, c’est une bonne maison…
– Je vous dis qu’il y a de quoi faire. Je parlerai pour vous à mon protecteur, dit M. Boyer avec ironie. Entrez là, c’est une fortune qui a des racines et à laquelle on peut s’attacher pour longtemps. Ce n’est pas comme ce malheureux million de M. le vicomte, une vraie boule de neige: un rayon du soleil parisien, et tout est dit. J’ai bien vu tout de suite que je ne serais ici qu’un oiseau de passage: c’est dommage; car notre maison nous faisait honneur, et jusqu’au dernier moment je servirai M. le vicomte avec le respect et l’estime qui lui sont dus.
– Ma foi, mon cher Boyer, je vous remercie et j’accepte votre proposition: mais, j’y songe, si je proposais à ce jeune duc l’écurie de M. le vicomte! Elle est toute prête, elle est connue et admirée de tout Paris.
– C’est juste, vous pouvez faire là une affaire d’or.
– Mais vous-même, pourquoi ne pas lui proposer cette maison si admirablement montée en tout? Que trouverait-il de mieux?
– Pardieu, Edwards, vous êtes un homme d’esprit, ça ne m’étonne pas, mais vous me donnez là une excellente idée; il faut nous adresser à M. le vicomte, il est si bon maître qu’il ne refusera pas de parler pour nous au jeune duc; il lui dira que, partant pour la légation de Gerolstein, où il est attaché, il veut se défaire de tout son établissement. Voyons, cent soixante mille francs pour la maison toute meublée, vingt mille francs pour l’argenterie et les tableaux, cinquante mille francs pour l’écurie et les voitures, ça fait deux cent trente mille francs; c’est une affaire excellente pour un jeune homme qui veut se monter de tout; il dépenserait trois fois cette somme avant de réunir quelque chose d’aussi complètement élégant et choisi que l’ensemble de cet établissement. Car, il faut l’avouer, Edwards, il n’y en a pas un second comme M. le vicomte pour entendre la vie.
– Et les chevaux!
– Et la bonne chère! Godefroi, son cuisinier, sort d’ici cent fois meilleur qu’il n’y est entré; M. le vicomte lui a donné d’excellents conseils, l’a énormément raffiné.
– Par là-dessus on dit que M. le vicomte est si beau joueur!
– Admirable… gagnant de grosses sommes avec encore plus d’indifférence qu’il ne perd… Et pourtant je n’ai jamais vu perdre plus galamment.
– Et les femmes! Boyer, les femmes!!! Ah! vous pourriez en dire long là-dessus, vous qui entrez seul dans les appartements du rez-de-chaussée…
– J’ai mes secrets comme vous avez les vôtres, mon cher.
– Les miens?
– Quand M. le vicomte faisait courir, n’aviez-vous pas aussi vos confidences? Je ne veux pas attaquer la probité des jockeys de vos adversaires… Mais enfin certains bruits…
– Silence, mon cher Boyer; un gentleman ne compromet pas plus la réputation d’un jockey adversaire qui a eu la faiblesse de l’écouter…
– Qu’un galant homme ne compromet la réputation d’une femme qui a eu des bontés pour lui; aussi, vous dis-je, gardons nos secrets, ou plutôt les secrets de M. le vicomte, mon cher Edwards.
– Ah çà!… qu’est-ce qu’il va faire maintenant?
– Partir pour l’Allemagne avec une bonne voiture de voyage et sept ou huit mille francs qu’il saura bien trouver. Oh! je ne suis pas embarrassé de M. le vicomte; il est de ces personnages qui retombent toujours sur leurs jambes, comme on dit…