Intimidé par ces cris, l’homme fit un pas en arrière et montra le poing à Mme de Fermont en lui disant:
– Tu me payeras ça, va… Je reviendrai cette nuit, je t’empoignerai la langue et tu ne pourras pas crier…
Et le gros boiteux, comme on l’appelait à l’île du Ravageur, descendit en proférant d’horribles menaces.
Mme de Fermont, craignant qu’il ne revînt sur ses pas et voyant la serrure brisée, traîna la table contre la porte afin de la barricader.
Claire avait été si émue, si bouleversée de cette horrible scène, qu’elle était retombée sur son grabat presque sans mouvement, en proie à une crise nerveuse.
Mme de Fermont, oubliant sa propre frayeur, courut à sa fille, la serra dans ses bras, lui fit boire un peu d’eau et, à force de soins, de caresses, parvint à la ranimer.
Elle la vit bientôt reprendre peu à peu ses sens et lui dit:
– Calme-toi… rassure-toi, ma pauvre enfant… ce méchant homme s’en est allé.
Puis la malheureuse mère s’écria avec un accent d’indignation et de douleur indicible:
– C’est pourtant ce notaire qui est la cause première de toutes nos tortures!…
Claire regardait autour d’elle avec autant d’étonnement que de crainte.
– Rassure-toi, mon enfant, reprit Mme de Fermont en embrassant tendrement sa fille, ce misérable est parti.
– Mon Dieu, maman, s’il allait remonter? Tu vois bien, tu as crié au secours, et personne n’est venu… Oh! je t’en supplie, quittons cette maison… j’y mourrai de peur.
– Comme tu trembles!… Tu as la fièvre.
– Non, non, dit la jeune fille pour rassurer sa mère, ce n’est rien, c’est la frayeur, cela se passe… Et toi, comment vas-tu? Donne tes mains… Mon Dieu, comme elles sont brûlantes! Vois-tu, c’est toi qui souffres, tu veux me le cacher.
– Ne crois pas cela, je me trouvais mieux que jamais! C’est l’émotion que cet homme m’a causée qui me rend ainsi; je dormais sur la chaise très-profondément, je ne me suis éveillée qu’en même temps que toi…
– Pourtant, maman, tes pauvres yeux sont bien rouges… bien enflammés!
– Ah! tu conçois, mon enfant, sur une chaise, le sommeil repose moins… vois-tu!
– Bien vrai, tu ne souffres pas?
– Non, non, je t’assure… Et toi?
– Ni moi non plus; seulement je tremble encore de peur. Je t’en supplie, maman, quittons cette maison.
– Et où irons-nous? Tu sais avec combien de peine nous avons trouvé ce malheureux cabinet… car nous sommes malheureusement sans papiers, et puis nous avons payé quinze jours d’avance, on ne nous rendrait pas notre argent… et il nous reste si peu, si peu… que nous devons ménager le plus possible.
– Peut-être M. de Saint-Remy te répondra-t-il un jour ou l’autre.
– Je ne l’espère plus… Il y a si longtemps que je lui ai écrit!
– Il n’aura pas reçu ta lettre… Pourquoi ne lui écrirais-tu pas de nouveau? D’ici à Angers ce n’est pas si loin, nous aurions bien vite sa réponse.
– Ma pauvre enfant, tu sais combien cela m’a coûté déjà…
– Que risques-tu? Il est si bon malgré sa brusquerie! N’était-il pas un des plus vieux amis de mon père?… Et puis enfin il est notre parent…
– Mais il est pauvre lui-même; sa fortune est bien modeste… Peut-être ne nous répond-il pas pour s’éviter le chagrin de nous refuser.
– Mais s’il n’avait pas reçu ta lettre, maman?
– Et s’il l’a reçue, mon enfant… De deux choses l’une: ou il est lui-même dans une position trop gênée pour venir à notre secours… ou il ne ressent aucun intérêt pour nous: alors à quoi bon nous exposer à un refus ou à une humiliation?
– Allons, courage, maman, il nous reste encore un espoir… Peut-être ce matin nous rapportera-t-on une bonne réponse…
– De M. d’Orbigny?
– Sans doute… Cette lettre dont vous aviez fait autrefois le brouillon était si simple, si touchante… exposait si naturellement notre malheur, qu’il aura pitié de nous… Vraiment, je ne sais qui me dit que vous avez tort de désespérer de lui.
– Il a si peu de raisons de s’intéresser à nous! Il avait, il est vrai, autrefois connu ton père, et j’avais souvent entendu mon pauvre frère parler de M. d’Orbigny comme d’un homme avec lequel il avait eu de très-bonnes relations avant que celui-ci ne quittât Paris pour se retirer en Normandie avec sa jeune femme.
– C’est justement cela qui me fait espérer; il a une jeune femme, elle sera compatissante… Et puis, à la campagne, on peut faire tant de bien! Il vous prendrait, je suppose, pour femme de charge, moi je travaillerais à la lingerie… Puisque M. d’Orbigny est très-riche, dans une grande maison il y a toujours de l’emploi…
– Oui; mais nous avons si peu de droits à son intérêt!…
– Nous sommes si malheureuses!
– C’est un titre aux yeux des gens très-charitables, il est vrai.
– Espérons que M. d’Orbigny et sa femme le sont…
– Enfin, dans le cas où il ne faudrait rien attendre de lui, je surmonterais encore ma fausse honte, et j’écrirais à Mme la duchesse de Lucenay.
– Cette dame dont M. de Saint-Remy nous parlait si souvent, dont il vantait sans cesse le bon cœur et la générosité?
– Oui, la fille du prince de Noirmont. Il l’a connue toute petite, et il la traitait presque comme son enfant… car il était intimement lié avec le prince. Mme de Lucenay doit avoir de nombreuses connaissances, elle pourrait peut-être trouver à nous placer.
– Sans doute, maman; mais je comprends ta réserve, tu ne la connais pas du tout, tandis qu’au moins mon père et mon pauvre oncle connaissaient un peu M. d’Orbigny.
– Enfin, dans le cas où Mme de Lucenay ne pourrait rien faire pour nous, j’aurais recours à une dernière ressource.
– Laquelle, maman?
– C’est une bien faible… une bien folle espérance, peut-être; mais pourquoi ne pas la tenter?… Le fils de M. de Saint-Remy est…
– M. de Saint-Remy a un fils? s’écria Claire en interrompant sa mère avec étonnement.
– Oui, mon enfant, il a un fils…
– Il n’en parlait jamais… il ne venait jamais à Angers…
– En effet, et pour des raisons que tu ne peux connaître, M. de Saint-Remy, ayant quitté Paris il y a quinze ans, n’a pas revu son fils depuis cette époque.
– Quinze ans sans voir son père… cela est-il possible, mon Dieu.