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– Elles ne vous payeront pas.

– Ce n’est pas à un vieux singe comme moi qu’on apprend des grimaces. Elles ont pris un cabinet sans cheminée, que je leur fais payer vingt francs par quinzaine et d’avance. Elles sont peut-être malades, car, depuis deux jours, elles ne sont pas descendues. C’est toujours pas d’indigestion qu’elles seraient malades, car je ne crois pas qu’elles aient jamais allumé un fourneau pour leur manger depuis qu’elles sont ici. Mais j’en reviens toujours là… jamais d’hommes et pas de papiers…

– Si vous n’avez que des pratiques comme ça, père Micou…

– Ça va et ça vient; si je loge des gens sans passeport, dis donc, je loge aussi des gens calés. J’ai dans ce moment-ci deux commis voyageurs, un facteur de la poste, le chef d’orchestre du café des Aveugles et une rentière, tous gens honnêtes; ce sont eux qui sauveraient la réputation de la maison, si le commissaire voulait y regarder de trop près… C’est pas des locataires de nuit, ceux-là, c’est des locataires de plein soleil.

– Quand il en fait dans votre passage, père Micou.

– Farceur!… Encore une tournée?

– Mais la dernière; faut que je file… À propos, Robin le gros boiteux loge donc encore ici?

– En haut… la porte à côté de la mère et de la fille… Il finit de manger son argent de prison… et je crois qu’il ne lui en reste guère.

– Dites donc, gare à vous! il est en rupture de ban.

– Je sais bien, mais je ne peux pas m’en dépêtrer. Je crois qu’il monte quelque coup; le petit Tortillard, le fils de Bras-Rouge, est venu ici l’autre soir avec Barbillon pour le chercher… J’ai peur qu’il ne fasse tort à mes bons locataires, ce damné Robin; aussi, une fois sa quinzaine finie, je le mets dehors, en lui disant que son cabinet est retenu par un ambassadeur ou par le mari de Mme de Saint-Ildefonse, ma rentière.

– Une rentière?

– Je crois bien! Trois chambres et un cabinet sur le devant, rien que ça… remeublés à neuf, sans compter une mansarde pour sa bonne… Quatre-vingts francs par mois… et payés d’avance par son oncle, à qui elle donne une de ses chambres en pied-à-terre, quand il vient de la campagne. Après ça, je crois bien que sa campagne est comme qui dirait rue Vivienne, rue Saint-Honoré, ou dans les environs de ces paysages-là.

– Connu!… Elle est rentière parce que le vieux lui fait des rentes.

– Tais-toi donc! Justement voilà sa bonne!

Une femme assez âgée, portant un tablier blanc d’une propreté douteuse, entra dans le magasin du revendeur.

– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, madame Charles?

– Père Micou, votre neveu n’est pas là?

– Il est en course, au grand bureau de la poste aux lettres; il va rentrer tout à l’heure.

– M. Badinot voudrait qu’il portât tout de suite cette lettre à son adresse; il n’y a pas de réponse, mais c’est très-pressé.

– Dans un quart d’heure il sera en route, madame Charles.

– Et qu’il se dépêche.

– Soyez tranquille.

La bonne sortit.

– C’est donc la bonne d’un de vos locataires, père Micou?

– Eh! non! Colas, c’est la bonne de ma rentière, Mme de Saint-Ildefonse. Mais M. Badinot est son oncle; il est venu hier de la campagne, dit le logeur, qui examinait la lettre; puis il ajouta en lisant l’adresse: Vois donc: que ça de belles connaissances! Quand je te dis que c’est des gens calés: il écrit à un vicomte.

– Ah bah!

– Tiens, vois plutôt: À Monsieur le vicomte de Saint-Remy, rue de Chaillot… Très-pressée… À lui-même. J’espère que quand on loge des rentières qui ont des oncles qui écrivent à des vicomtes, on peut bien ne pas tenir aux passe-ports de quelques locataires du haut de la maison, hein?

– Je crois bien. Allons, à tout à l’heure, père Micou. Je vas attacher mon chien à votre porte avec sa charrette; je porterai ce que j’ai à porter à pied… Préparez ma marchandise et mon argent, que je n’aie qu’à filer.

– Sois tranquille: quatre bonnes plaques de tôle de deux pieds carrés chaque, trois barres de fer de trois pieds et deux charnières pour ta soupape. Cette soupape me paraît drôle; enfin c’est égal… est-ce là tout?

– Oui, et mon argent?

– Et ton argent… Mais dis donc, avant de t’en aller, faut que je te dise… depuis que tu es là… je t’examine…

– Eh bien?

– Je ne sais pas… mais tu as l’air d’avoir quelque chose.

– Moi?

– Oui.

– Vous êtes fou. Si j’ai quelque chose… c’est que… j’ai faim.

– Tu as faim… tu as faim… c’est possible… mais on dirait que tu veux avoir l’air gai, et qu’au fond tu as quelque chose qui te pince et qui te cuit… une puce à la muette , comme dit l’autre… et pour que ça te démange, il faut que ça te gratte fort… car tu n’es pas bégueule.

– Je vous dis que vous êtes fou, père Micou, dit Nicolas en tressaillant malgré lui.

– On dirait que tu viens de trembler, vois-tu.

– C’est mon bras qui me fait mal.

– Alors n’oublie pas ma recette, ça te guérira.

– Merci, père Micou… à tout à l’heure.

Et le bandit sortit.

Le receleur, après avoir dissimulé les saumons de cuivre derrière son buffet, s’occupait de rassembler les différents objets que lui avait demandés Nicolas, lorsqu’un nouveau personnage entra dans sa boutique.

C’était un homme de cinquante ans environ, à figure fine et sagace, portant un épais collier de favoris gris très-touffu et des besicles d’or; il était vêtu avec assez de recherche; les larges manches de son paletot brun, à parements de velours noir, laissaient voir des mains gantées de gants paille; ses bottes devaient avoir été enduites la veille d’un brillant vernis.

Tel était M. Badinot, l’oncle de la rentière, cette Mme de Saint-Ildefonse dont la position sociale faisait l’orgueil et la sécurité du père Micou.

On se souvient peut-être que M. Badinot, ancien avoué, chassé de sa corporation, alors chevalier d’industrie et agent d’affaires équivoques, servait d’espion au baron de Graün et avait donné à ce diplomate des renseignements assez nombreux et très-précis sur bon nombre des personnages de cette histoire.

– Mme Charles vient de vous donner une lettre à porter, dit M. Badinot au logeur.

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