Литмир - Электронная Библиотека

Dira-t-on que le législateur a voulu rendre le châtiment plus terrible encore, en frappant virtuellement le père criminel dans l’avenir de son fils innocent?

Cela serait barbare, immoral, insensé.

N’est-il pas, au contraire, d’une haute moralité de prouver au peuple:

– Qu’il n’y a dans le mal aucune solidarité héréditaire.

– Que la tache originelle n’est pas ineffaçable?

Osons espérer que ces réflexions paraîtront dignes de quelque intérêt à la nouvelle société de patronage.

Sans doute, il est douloureux de songer que l’État ne prend jamais l’initiative dans toutes ces questions palpitantes qui touchent au vif de l’organisation sociale.

En peut-il être autrement?

À l’une des dernières séances législatives, un pétitionnaire, frappé, dit-il, de la misère et des souffrances des classes pauvres, a proposé, entre autres moyens d’y remédier, «la fondation de maisons d’invalides destinées aux travailleurs».

Ce projet, sans doute défectueux dans sa forme, mais qui renfermait du moins une haute idée philanthropique digne du plus sérieux examen, en cela qu’elle se rattache à l’immense question de l’organisation du travail, ce projet, disons-nous, «a été accueilli par une hilarité générale et prolongée».

Cela dit, passons.

Revenons aux pirates d’eau douce et à l’île du Ravageur.

Le chef de la famille Martial, qui le premier s’établit dans cette petite île moyennant un loyer modique, était ravageur.

Les ravageurs, ainsi que les débardeurs et les déchireurs de bateaux, restent pendant toute la journée plongés dans l’eau jusqu’à la ceinture pour exercer leur métier.

Les débardeurs débarquent le bois flotté.

Les déchireurs démolissent les trains qui ont amené le bois.

Tout aussi aquatique que les industries précédentes, l’industrie des ravageurs a un but différent.

S’avançant dans l’eau aussi loin qu’il peut aller, le ravageur puise, à l’aide d’une longue drague, le sable de rivière sous la vase; puis le recueillant dans de grandes sébiles de bois, il le lave comme un minerai ou comme un gravier aurifère et en retire ainsi une grande quantité de parcelles métalliques de toutes sortes, fer, cuivre, fonte, plomb, étain, provenant des débris d’une foule d’ustensiles.

Souvent même les ravageurs trouvent dans le sable des fragments de bijoux d’or ou d’argent apportés dans la Seine, soit par les égouts où se dégorgent les ruisseaux, soit par les masses de neige ou de glace ramassées dans les rues et que l’hiver on jette à la rivière.

Nous ne savons en vertu de quelle tradition ou de quel usage ces industriels, généralement honnêtes, paisibles et laborieux, sont si formidablement baptisés.

Le père Martial, premier habitant de l’île, jusqu’alors inoccupée, étant ravageur (fâcheuse exception), les riverains du fleuve la nommèrent l’île du Ravageur.

L’habitation des pirates d’eau douce est donc située à la partie méridionale de cette terre.

Dans le jour, on peut lire sur un écriteau qui se balance au-dessus de la porte:

AU RENDEZ-VOUS DES RAVAGEURS

bon vin, bonne matelote et friture

On loue des bachots (bateaux) pour la promenade

On le voit, à ses métiers patents ou occultes le chef de cette famille maudite avait joint ceux de cabaretier, de pêcheur et de loueur de bateaux.

La veuve de ce supplicié continuait de tenir la maison: des gens sans aveu, des vagabonds en rupture de ban, des montreurs d’animaux, des charlatans nomades venaient y passer le dimanche et d’autres jours non fériés en parties de plaisir.

Martial (l’amant de la Louve), fils aîné de la famille, le moins coupable de tous, pêchait en fraude et, au besoin, prenait, en véritable bravo, et moyennant salaire, le parti des faibles contre les forts.

Un de ses autres frères, Nicolas, le futur complice de Barbillon pour le meurtre de la courtière en diamants, était en apparence ravageur, mais de fait il se livrait à la piraterie d’eau douce sur la Seine et sur ses rives.

Enfin François, le plus jeune des fils du supplicié, conduisait les curieux qui voulaient se promener en bateau. Nous parlerons pour mémoire d’Ambroise Martial, condamné aux galères pour vol de nuit avec effraction et tentative de meurtre.

La fille aînée, surnommée Calebasse, aidait sa mère à faire la cuisine et à servir les hôtes; sa sœur Amandine, âgée de neuf ans, s’occupait aussi des soins du ménage, selon ses forces.

Ce soir-là, au-dehors, la nuit est sombre; de lourds nuages gris et opaques, chassés par le vent, laissent voir çà et là, à travers leurs déchirures bizarres, quelque peu de sombre azur scintillant d’étoiles.

La silhouette de l’île, bordée de hauts peupliers dépouillés, se dessine vigoureusement en noir sur l’obscurité diaphane du ciel et sur la transparence blanchâtre de la rivière.

La maison, à pignons irréguliers, est complètement ensevelie dans l’ombre; deux fenêtres du rez-de-chaussée sont seulement éclairées; leurs vitres flamboient; ces lueurs rouges se reflètent comme de longues traînées de feu dans les petites vagues qui baignent le débarcadère, situé proche de l’habitation.

Les chaînes des bateaux qui y sont amarrés font entendre un cliquetis sinistre: il se mêle tristement aux rafales de la bise dans les branches des peupliers et au sourd mugissement des grandes eaux…

Une partie de la famille est rassemblée dans la cuisine de la maison.

Cette pièce est vaste et basse; en face de la porte sont deux fenêtres, au-dessous desquelles s’étend un long fourneau; à gauche, une haute cheminée; à droite, un escalier qui monte à l’étage supérieur; à côté de cet escalier, l’entrée d’une grande salle garnie de plusieurs tables destinées aux habitués du cabaret.

La lumière d’une lampe, jointe aux flammes du foyer, fait reluire un grand nombre de casseroles et autres ustensiles en cuivre pendus le long des murailles ou rangés sur des tablettes avec différentes poteries; une grande table occupe le milieu de cette cuisine.

La veuve du supplicié, entourée de trois de ses enfants, est assise au coin du foyer.

Cette femme, grande et maigre, paraît avoir quarante-cinq ans. Elle est vêtue de noir; un mouchoir de deuil noué en marmotte, cachant ses cheveux, entoure son front plat, blême, déjà sillonné de rides; son nez est long, droit et pointu; ses pommettes saillantes, ses joues creuses, son teint bilieux, blafard, et profondément marqué de petite vérole; les coins de sa bouche, toujours abaissés, rendent plus dure encore l’expression de ce visage froid, sinistre, impassible comme un masque de marbre. Ses sourcils gris surmontent ses yeux d’un bleu terne.

50
{"b":"125189","o":1}