Литмир - Электронная Библиотека

Alors Nicolas se précipita sur lui et, aidé de sa mère, il le porta dans le caveau.

Amandine était restée agenouillée au milieu de la cuisine; dès qu’elle vit le sort de son frère, elle se leva vivement et, malgré sa terreur, alla d’elle-même le rejoindre dans le sombre réduit.

La porte fut fermée à double tour sur le frère et sur la sœur.

– C’est pourtant la faute de ce gueux de Martial si ces enfants sont maintenant comme des déchaînés après nous, s’écria Nicolas.

– On n’entend plus rien dans sa chambre depuis ce matin, dit la veuve d’un air pensif, et elle tressaillit; plus rien…

– C’est ce qui prouve, la mère, que tu as bien fait de dire tantôt au père Férot, le pêcheur d’Asnières, que Martial était depuis deux jours dans son lit malade à crever. Comme ça, quand tout sera dit, on ne s’étonnera de rien.

Après un moment de silence, et comme si elle eût voulu échapper à une pensée pénible, la veuve reprit brusquement:

– La Chouette est venue ici pendant que j’étais à Asnières?

– Oui, la mère.

– Pourquoi n’est-elle pas restée pour nous accompagner chez Bras-Rouge? Je me défie d’elle.

– Bah! vous vous défiez de tout le monde, la mère: aujourd’hui c’est de la Chouette, hier c’était de Bras-Rouge.

– Bras-Rouge est libre, mon fils est à Toulon, et ils avaient commis le même vol.

– Quand vous répéterez toujours cela… Bras-Rouge a échappé parce qu’il est fin comme l’ambre, voilà tout. La Chouette n’est pas restée ici parce qu’elle avait rendez-vous à deux heures, près de l’Observatoire, avec le grand monsieur en deuil au compte de qui elle a enlevé cette jeune fille de campagne avec l’aide du Maître d’école et de Tortillard, même que c’était Barbillon qui menait le fiacre que ce grand monsieur en deuil avait loué pour cette affaire. Voyons, la mère, comment voulez-vous que la Chouette nous dénonce, puisqu’elle nous dit les coups qu’elle monte, et que nous ne lui disons pas les nôtres? Car elle ne sait rien de la noyade de tout à l’heure. Soyez tranquille, allez, la mère, les loups ne se mangent pas, la journée sera bonne; quand je pense que la courtière a souvent pour des vingt, des trente mille francs de diamants dans son sac, et qu’avant deux heures nous la tiendrons dans le caveau de Bras-Rouge!… Trente mille francs de diamants!… Pensez donc!

– Et pendant que nous tiendrons la courtière, Bras-Rouge restera en dehors de son cabaret? dit la veuve d’un air soupçonneux.

– Et où voulez-vous qu’il soit? S’il vient quelqu’un chez lui, ne faut-il pas qu’il réponde et qu’il empêche d’approcher de l’endroit où nous ferons notre affaire?

– Nicolas! Nicolas! cria tout à coup Calebasse au-dehors, voilà les deux femmes.

– Vite, vite, la mère, votre châle; je vais vous conduire à terre, ça sera autant de fait, dit Nicolas.

La veuve avait remplacé sa marmotte de deuil par un bonnet de tulle noir. Elle s’enveloppa dans un grand châle de tartan à carreaux gris et blancs, ferma la porte de la cuisine, plaça la clef derrière un des volets du rez-de-chaussée et suivit son fils à l’embarcadère.

Presque malgré elle, avant de quitter l’île, elle jeta un long regard sur la fenêtre de Martial, fronça les sourcils, pinça ses lèvres; puis, après un brusque et nouveau tressaillement, elle murmura tout bas: «C’est sa faute, c’est sa faute.»

– Nicolas, les vois-tu… là-bas, le long de la butte? il y a une paysanne et une bourgeoise, s’écria Calebasse en montrant, de l’autre côté de la rivière, Mme Séraphin et Fleur-de-Marie qui descendaient un petit sentier contournant un escarpement assez élevé d’où l’on dominait un four à plâtre.

– Attendons le signal, n’allons pas faire de mauvaise besogne, dit Nicolas.

– Tu es donc aveugle? Est-ce que tu ne reconnais pas la grosse femme qui est venue avant-hier! Vois donc son châle orange. Et la petite paysanne, comme elle se dépêche! Elle est encore bonne enfant, celle-là, on voit bien qu’elle ne sait pas ce qui l’attend.

– Oui, je reconnais la grosse femme. Allons, ça chauffe, ça chauffe. Ah çà! convenons bien du coup, Calebasse, dit Nicolas. Je prendrai la vieille et la jeune dans le bachot à soupape, tu me suivras dans l’autre bout à bout, et attention à ramer juste, pour que d’un saut je puisse me lancer dans ton bateau dès que j’aurai fait jouer la trappe et que le mien enfoncera.

– N’aie pas peur, ce n’est pas la première fois que je rame, n’est-ce pas?

– Je n’ai pas peur de me noyer, tu sais comme je nage. Mais, si je ne sautais pas à temps dans l’autre bachot, les femelles, en se débattant contre la noyade, pourraient s’accrocher à moi, et, merci, je n’ai pas envie de faire une pleine eau avec elles.

– La vieille fait signe avec son mouchoir, dit Calebasse; les voilà sur la grève.

– Allons, allons, embarquez, la mère, dit Nicolas en démarrant, venez dans le bachot à soupape. Comme ça, les deux femmes ne se défieront de rien. Et toi, Calebasse, saute dans l’autre, et des bras, ma fille, rame dur. Ah! tiens, prends mon croc, mets-le à côté de toi, il est pointu comme une lance, ça pourra servir, et en route! dit le bandit en plaçant dans le bateau de Calebasse un long croc armé d’un fer aigu.

En peu d’instants les deux bachots, conduits l’un par Nicolas, l’autre par Calebasse, abordèrent sur la grève, où Mme Séraphin et Fleur-de-Marie attendaient depuis quelques minutes.

Pendant que Nicolas attachait son bateau à un pieu placé sur le rivage, Mme Séraphin s’approcha et lui dit tout bas et très-rapidement:

– Dites que Mme Georges nous attend; puis la femme de charge reprit à haute voix:

– Nous sommes un peu en retard, mon garçon?

– Oui, ma brave dame; Mme Georges vous a déjà demandées plusieurs fois.

– Vous voyez, ma chère demoiselle, Mme Georges nous attend, dit Mme Séraphin en se retournant vers Fleur-de-Marie, qui, malgré sa confiance, avait senti son cœur se serrer à l’aspect des sinistres figures de la veuve, de Calebasse et de Nicolas. Mais le nom de Mme Georges la rassura, et elle répondit:

– Je suis aussi bien impatiente de voir Mme Georges, heureusement le trajet n’est pas long.

– Va-t-elle être contente, cette chère dame! dit Mme Séraphin. Puis, s’adressant à Nicolas: – Voyons, mon garçon, approchez encore un peu plus votre bateau que nous puissions monter. Et elle ajouta tout bas: Il faut absolument noyer la petite; si elle revient sur l’eau, replongez-la.

– C’est dit; et vous, n’ayez pas peur, quand je vous ferai signe, donnez-moi la main. Elle enfoncera toute seule, tout est préparé, vous n’avez rien à craindre, répondit tout bas Nicolas. Puis, avec une impassibilité féroce, sans être touché ni de la beauté ni de la jeunesse de Fleur-de-Marie, il lui tendit son bras.

104
{"b":"125189","o":1}