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– Non, non, cher gouverneur; rien que de penser au bruit des verrous qu’il nous faudra tirer, j’en ai le frisson.

– Allons donc!

– Vous n’auriez qu’à m’oublier dans quelque troisième ou quatrième Bertaudière… Brou!…

– Vous voulez rire?

– Non, je vous parle sérieusement.

– Vous refusez une occasion unique. Savez-vous que, pour obtenir la faveur que je vous propose gratis, certains princes du sang ont offert jusqu’à cinquante mille livres?

– Décidément, c’est donc bien curieux?

– Le fruit défendu, monseigneur! le fruit défendu! Vous qui êtes d’Église, vous devez savoir cela.

– Non. Si j’avais quelque curiosité, moi, ce serait pour le pauvre écolier du distique.

– Eh bien! voyons, celui-là; il habite la troisième Bertaudière, justement.

– Pourquoi dites-vous justement?

– Parce que, moi, si j’avais une curiosité, ce serait pour la belle chambre tapissée et pour son locataire.

– Bah! des meubles, c’est banal; une figure insignifiante, c’est sans intérêt.

– Un quinze livres, monseigneur, un quinze livres, c’est toujours intéressant.

– Eh! justement j’oubliais de vous interroger là-dessus. Pourquoi quinze livres à celui-là et trois livres seulement au pauvre Seldon?

– Ah! voyez, c’est une chose superbe que cette distinction, mon cher monsieur, et voilà où l’on voit éclater la bonté du roi…

– Du roi! du roi!

– Du cardinal, je veux dire.» Ce malheureux, s’est dit M. de Mazarin, ce malheureux est destiné à demeurer toujours en prison.»

– Pourquoi?

– Dame! il me semble que son crime est éternel, et que, par conséquent, le châtiment doit l’être aussi.

– Éternel?

– Sans doute. S’il n’a pas le bonheur d’avoir la petite vérole, vous comprenez… et cette chance même lui est difficile, car on n’a pas de mauvais air à la Bastille.

– Votre raisonnement est on ne peut plus ingénieux, cher monsieur de Baisemeaux.

– N’est-ce pas?

– Vous vouliez donc dire que ce malheureux devait souffrir sans trêve et sans fin…

– Souffrir, je n’ai pas dit cela, monseigneur; un quinze livres ne souffre pas.

– Souffrir la prison, au moins?

– Sans doute, c’est une fatalité; mais cette souffrance, on la lui adoucit. Enfin, vous en conviendrez, ce gaillard-là n’était pas venu au monde pour manger toutes les bonnes choses qu’il mange. Pardieu! vous allez voir: nous avons ici ce pâté intact, ces écrevisses auxquelles nous avons à peine touché, des écrevisses de Marne, grosses comme des langoustes, voyez. Eh bien! tout cela va prendre le chemin de la Deuxième Bertaudière, avec une bouteille de ce Volnay que vous trouvez si bon. Ayant vu, vous ne douterez plus, j’espère.

– Non, mon cher gouverneur, non; mais, dans tout cela, vous ne pensez qu’aux bienheureuses quinze livres, et vous oubliez toujours le pauvre Seldon, mon protégé.

– Soit! à votre considération, jour de fête pour lui: il aura des biscuits et des confitures, avec ce flacon de porto.

– Vous êtes un brave homme, je vous l’ai déjà dit et je vous le répète, mon cher Baisemeaux.

– Partons, partons, dit le gouverneur un peu étourdi, moitié par le vin qu’il avait bu, moitié par les éloges d’Aramis.

– Souvenez-vous que c’est pour vous obliger, ce que j’en fais, dit le prélat.

– Oh! vous me remercierez en rentrant.

– Partons donc.

– Attendez que je prévienne le porte-clefs.

Baisemeaux sonna deux coups, un homme parut.

– Je vais aux tours! cria le gouverneur. Pas de gardes, pas de tambours, pas de bruit, enfin!

– Si je ne laissais ici mon manteau, dit Aramis, en affectant la crainte, je croirais, en vérité, que je vais en prison pour mon propre compte.

Le porte-clefs précéda le gouverneur; Aramis prit la droite; quelques soldats épars dans la cour se rangèrent, fermes comme des pieux, sur le passage du gouverneur.

Baisemeaux fit franchir à son hôte plusieurs marches qui menaient à une espèce d’esplanade; de là, on vint au pont-levis, sur lequel les factionnaires reçurent le gouverneur et le reconnurent.

– Monsieur, dit alors le gouverneur en se retournant du côté d’Aramis et en parlant de façon que les factionnaires ne perdissent point une de ses paroles; monsieur, vous avez bonne mémoire, n’est-ce pas?

– Pourquoi? demanda Aramis.

– Pour vos plans et pour vos mesures, car vous savez qu’il n’est pas permis, même aux architectes, d’entrer chez les personnes avec du papier, des plumes ou un crayon.

«Bon! se dit Aramis à lui-même, il paraît que je suis un architecte. N’est-ce pas encore là une plaisanterie de d’Artagnan, qui m’a vu ingénieur à Belle-Île?»

Puis, tout haut:

– Tranquillisez-vous, monsieur le gouverneur; dans notre état, le coup d’œil et la mémoire suffisent.

Baisemeaux ne sourcilla point: les gardes prirent Aramis pour ce qu’il semblait être.

– Eh bien! allons d’abord à la Bertaudière, dit Baisemeaux toujours avec l’intention d’être entendu des factionnaires.

– Allons, répondit Aramis.

Puis, s’adressant au porte-clefs:

– Tu profiteras de cela, lui dit-il, pour porter au numéro 2 les friandises que j’ai désignées.

– Le numéro 3, cher monsieur de Baisemeaux, le numéro 3, vous l’oubliez toujours.

– C’est vrai.

Ils montèrent.

Ce qu’il y avait de verrous, de grilles et de serrures pour cette seule cour eût suffi à la sûreté d’une ville entière.

Aramis n’était ni un rêveur ni un homme sensible; il avait fait des vers dans sa jeunesse; mais il était sec de cœur, comme tout homme de cinquante cinq ans qui a beaucoup aimé les femmes ou plutôt qui en a été fort aimé.

Mais, lorsqu’il posa le pied sur les marches de pierre usées par lesquelles avaient passé tant d’infortunes, lorsqu’il se sentit imprégné de l’atmosphère de ces sombres voûtes humides de larmes, il fut, sans nul doute, attendri, car son front se baissa, car ses yeux se troublèrent, et il suivit Baisemeaux sans lui adresser une parole.

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