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– Tu lui as dit cela? demanda de Guiche en rougissant.

– En propres termes; j'ai même été plus loin.

De Guiche fit un mouvement.

– Je lui ai dit: «De quel œil nous regarderiez-vous, si vous aperceviez parmi nous un homme assez insensé, assez déloyal, pour concevoir d'autres sentiments que le plus pur respect à l'égard d'une princesse destinée à notre maître?»

Ces paroles étaient tellement à l'adresse de de Guiche, que de Guiche pâlit, et, saisi d'un tremblement subit, ne put tendre que machinalement une main vers Raoul, tandis que de l'autre il se couvrait les yeux et le front.

– Mais, continua Raoul sans s'arrêter à cette démonstration de son ami, Dieu merci! les Français, que l'on proclame légers, indiscrets, inconsidérés, savent appliquer un jugement sain et une saine morale à l'examen des questions de haute convenance. «Or, ai-je ajouté, sachez, monsieur de Buckingham, que nous autres, gentilshommes de France, nous servons nos rois en leur sacrifiant nos passions aussi bien que notre fortune et notre vie; et quand, par hasard, le démon nous suggère une de ces mauvaises pensées qui incendient le cœur, nous éteignons cette flamme, fût-ce en l'arrosant de notre sang. De cette façon, nous sauvons trois honneurs à la fois: celui de notre pays, celui de notre maître et le nôtre. Voilà, monsieur de Buckingham, comme nous agissons; voilà comment tout homme de cœur doit agir.» Et voilà, mon cher de Guiche, continua Raoul, comment j'ai parlé à M. de Buckingham; aussi s'est-il rendu sans résistance à mes raisons.

De Guiche, courbé jusqu'alors sous la parole de Raoul, se redressa, les yeux fiers et la main fiévreuse, il saisit la main de Raoul; les pommettes de ses joues, après avoir été froides comme la glace, étaient de flamme.

– Et tu as bien parlé, dit-il d'une voix étranglée; et tu es un brave ami, Raoul, merci; maintenant, je t'en supplie, laisse-moi seul.

– Tu le veux?

– Oui, j'ai besoin de repos. Beaucoup de choses ont ébranlé aujourd'hui ma tête et mon cœur; demain, quand tu reviendras, je ne serai plus le même homme.

– Et bien! soit, je te laisse, dit Raoul en se retirant.

Le comte fit un pas vers son ami, et l'étreignit cordialement entre ses bras.

Mais, dans cette étreinte amicale, Raoul put distinguer le frissonnement d'une grande passion combattue.

La nuit était fraîche, étoilée, splendide; après la tempête, la chaleur du soleil avait ramené partout la vie, la joie et la sécurité. Il s'était formé au ciel quelques nuages longs et effilés dont la blancheur azurée promettait une série de beaux jours tempérés par une brise de l'est. Sur la place de l'hôtel, de grandes ombres coupées de larges rayons lumineux formaient comme une gigantesque mosaïque aux dalles noires et blanches. Bientôt tout s'endormit dans la ville; il resta une faible lumière dans l'appartement de Madame, qui donnait sur la place, et cette douce clarté de la lampe affaiblie semblait une image de ce calme sommeil d'une jeune fille, dont la vie à peine se manifeste, à peine est sensible, et dont la flamme se tempère aussi quand le corps est endormi. Bragelonne sortit de sa tente avec la démarche lente et mesurée de l'homme curieux de voir et jaloux de n'être point vu. Alors, abrité derrière les rideaux épais, embrassant toute la place d'un seul coup d'œil, il vit, au bout d'un instant, les rideaux de la tente de de Guiche s'entrouvrir et s'agiter.

Derrière les rideaux se dessinait l'ombre de de Guiche, dont les yeux brillaient dans l'obscurité, attachés ardemment sur le salon de Madame, illuminé doucement par la lumière intérieure de l'appartement.

Cette douce lueur qui colorait les vitres était l'étoile du comte. On voyait monter jusqu'à ses yeux l'aspiration de son âme tout entière. Raoul, perdu dans l'ombre, devinait toutes les pensées passionnées qui établissaient entre la tente du jeune ambassadeur et le balcon de la princesse un lien mystérieux et magique de sympathie; lien formé par des pensées empreintes d'une telle volonté, d'une telle obsession, qu'elles sollicitaient certainement les rêves amoureux à descendre sur cette couche parfumée que le comte dévorait avec les yeux de l'âme.

Mais de Guiche et Raoul n'étaient pas les seuls qui veillassent. La fenêtre d'une des maisons de la place était ouverte; c'était la fenêtre d'une maison habitée par Buckingham.

Sur la lumière qui jaillissait hors de cette dernière fenêtre se détachait en vigueur la silhouette du duc, qui, mollement appuyé sur la traverse sculptée et garnie de velours, envoyait au balcon de Madame ses vœux et les folles visions de son amour.

Bragelonne ne put s'empêcher de sourire.

– Voilà un pauvre cœur bien assiégé, dit-il en songeant à Madame.

Puis, faisant un retour compatissant vers Monsieur:

– Et voilà un pauvre mari bien menacé, ajouta-t-il; bien lui est d'être un grand prince et d'avoir une armée pour garder son bien.

Bragelonne épia pendant quelque temps le manège des deux soupirants, écouta le ronflement sonore, incivil, de Manicamp, qui ronflait avec autant de fierté que s'il eût eu son habit bleu au lieu d'avoir son habit violet, se tourna vers la brise qui apportait à lui le chant lointain d’un rossignol; puis, après avoir fait sa provision de mélancolie, autre maladie nocturne, il rentra se coucher en songeant, pour son propre compte, que peut-être quatre ou six yeux tout aussi ardents que ceux de de Guiche ou de Buckingham couvaient son idole à lui dans le château de Blois.

– Et ce n'est pas une bien solide garnison que Mlle de Montalais, dit-il tout bas en soupirant tout haut.

Chapitre LXXXVII – Du Havre à Paris

Le lendemain, les fêtes eurent lieu avec toute la pompe et toute l'allégresse que les ressources de la ville et la disposition des esprits pouvaient donner.

Pendant les dernières heures passées au Havre, le départ avait été préparé.

Madame, après avoir fait ses adieux à la flotte anglaise et salué une dernière fois la patrie en saluant son pavillon, monta en carrosse au milieu d'une brillante escorte.

De Guiche espérait que le duc de Buckingham retournerait avec l'amiral en Angleterre; mais Buckingham parvint à prouver à la reine que ce serait une inconvenance de laisser arriver Madame presque abandonnée à Paris.

Ce point une fois arrêté, que Buckingham accompagnerait Madame, le jeune duc se choisit une cour de gentilshommes et d'officiers destinés à lui faire cortège à lui-même; en sorte que ce fut une armée qui s'achemina vers Paris, semant l'or et jetant les démonstrations brillantes au milieu des villes et des villages qu'elle traversait.

Le temps était beau. La France était belle à voir, surtout de cette route que traversait le cortège. Le printemps jetait ses fleurs et ses feuillages embaumés sur les pas de cette jeunesse. Toute la Normandie, aux végétations plantureuses, aux horizons bleus, aux fleuves argentés, se présentait comme un paradis pour la nouvelle sœur du roi. Ce n'était que fêtes et enivrements sur la route. De Guiche et Buckingham oubliaient tout: de Guiche pour réprimer les nouvelles tentatives de l'Anglais, Buckingham pour réveiller dans le cœur de la princesse un souvenir plus vif de la patrie à laquelle se rattachait la mémoire des jours heureux.

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