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C’était en vain que le comité de Salut public, de la présidence duquel Pagès avait donné sa démission, avait voulu faire entendre des paroles de modération au comité de surveillance, c’est en vain que ce qui restait de l’Assemblée nationale, essayant de se ressaisir et de réagir contre le torrent de cette fureur vengeresse, suppliait Coudry et ses hommes de ne point «recommencer les erreurs du passé», Coudry, acclamé par toutes les sections, était en passe de devenir le maître de Paris et Paris, déjà, se dressait contre Versailles.

Enfin, pour couronner ce sinistre tableau, le baron avait encore glissé à l’oreille de M. Florent qu’il était fort possible que, pour calmer l’opinion publique, le gouvernement de l’Hôtel de Ville, comme on commençait déjà à l’appeler, imitât les fameux massacres de septembre.

– Ah! mon Dieu! avait soupiré M. Florent en claquant de la mâchoire, les massacres de septembre! est-il possible!

– Bah! avait philosophé le baron, que l’on meure d’un coup de pique ou du couperet, c’est toujours à peu près la même chose, allez! L’ennuyeux est de mourir quand on tient encore à la vie!

M. Florent tenait encore à la vie, le baron d’Askof y trouvait aussi bien des charmes, surtout depuis qu’il avait revu la belle Sonia et que son amour pour cette magnifique créature avait pris des proportions quasi héroïques, au milieu des circonstances dans lesquelles il se développait.

Askof était tout étonné de n’être pas encore dehors et de n’avoir pas revu l’envoyé de Chéri-Bibi, ce commissaire inspecteur qu’il avait contribué si curieusement à faire nommer à ce poste par sa propre arrestation, à lui, Askof.

Le baron désirait ardemment d’être libre pour travailler à la délivrance de sa belle amie qui lui avait fait, du reste, le plus tendre accueil.

Mlle Liskinne ignorait toute la part que le baron avait prise dans la catastrophe commune, mais l’eût-elle connue qu’elle lui eût pardonné quand même.

N’avait-elle point pardonné à Lavobourg qui les avait tous livrés?

– Vous avez commis un crime, mon ami! avait-elle dit à son amant, mais c’est un crime d’amour! Baisez-moi la main!

Lavobourg s’était jeté sur cette main, avec mélancolie. Askof l’avait prise avec passion.

Quand M. Florent pénétra dans la cour, la société y était brillante.

Ces dames et leurs «cavaliers» jouaient à la main chaude.

La Tiffoni, Lucienne Drice, Yolande Théry, dont les amants avaient déjà passé devant le tribunal révolutionnaire, ou allaient porter leur tête sur l’échafaud, toutes ces belles maîtresses de la République, en attendant leur tour de manifester publiquement leur courage, s’essayaient dans le particulier à montrer une indifférence joyeuse pour le destin qui les attendait.

Dans le moment, c’était Lavobourg qui était à genoux devant Sonia, la tête enfouie dans sa jupe, une main ouverte dans le dos.

Et cependant que ces dames s’amusaient à donner à Lavobourg, ainsi aveuglé, de grandes claques dans la main, le baron d’Askof, penché sur le cou nu de la belle Sonia, semblait moins lui parler de près que l’embrasser derrière l’oreille.

La moitié des détenus étaient amoureux de Mlle Liskinne, et, avant que de grimper au tribunal, d’où on les voyait rarement redescendre, ils lui envoyaient des «poulets» qu’on lisait en commun et qui faisaient agréablement passer une heure ou deux.

Depuis deux jours, on s’amusait bien d’un M. Saw, qui avait été comme M. Florent incarcéré pour avoir envoyé aux journaux les plus avancés des articles extrêmement violents ornés de toute la rhétorique des anciens Montagnards.

Comme tant d’autres, M. Saw était tombé amoureux de la belle Sonia et il ne le lui avait point caché.

– Hélas! madame, avait-il tout de suite ajouté, car c’était un galant homme, mes amours ne sont point dangereuses. Ayant passé toute ma vie dans les livres, elles sont purement littéraires. Ainsi ai-je aimé Mme Roland, la belle Lucile, Thérésa et leurs compagnes, ainsi vous ai-je aimé, madame, vous qui leur ressemblez tant par le cœur et par l’esprit et qui les dépassez par la beauté!

La Tiffoni, Lucienne Drice et Yolande avaient applaudi M. Saw et celui-ci avait trouvé encore des galanteries à leur adresse, renouvelées de ses lectures.

– Mesdames, leur avait-il dit, amusez-vous, vous ne vous amuserez jamais autant que vos aînées françaises! Ah! si j’avais seulement ici mes Mémoires de madame Elliot! vous verriez comment on s’amusait aux Carmes, à la Conciergerie et ailleurs! et cela vous donnerait peut-être l’audace, ajouta-t-il avec quelque malice et clignant des yeux, et vous inciterait à d’autres jeux que ceux de la main chaude, des quatre coins et de colin-maillard!

On traita M. Saw de vieux polisson; il n’en fallut point davantage pour qu’il fît une démarche aux fins de prêter certains livres qu’il avait chez lui à Mlle Sonia Liskinne. Il demanda que son guichetier fût autorisé à aller lui-même, en une heure de loisir, les réclamer à sa femme de ménage.

Cette prière fut transmise hiérarchiquement à M. le directeur Talbot, lequel en fit part aussitôt à M. le commissaire inspecteur.

– Je trouve, déclara M. Hilaire en fronçant ses augustes sourcils, je trouve à cette demande une allure des plus louches! Une pareille préoccupation de lecture, dans un moment où M. Saw et cette dame Liskinne vont passer devant leurs juges, ne cacherait-elle point quelque entreprise dont nous pourrions ne pas avoir entièrement à nous féliciter? Je ferai la commission moi-même et je verrai bien de quoi il retourne!

M. Talbot donna raison à M. Hilaire, et c’est ainsi que le lendemain, qui est le jour qui nous occupe, M. Florent vit entrer dans la cour M. le directeur et M. Hilaire lui-même qui passa tout près de son ancien ami et n’eut point l’air de l’avoir même aperçu.

Mais M. Hilaire portait sous le bras un volume qui attira tout de suite l’attention de l’ex-papetier.

À l’aspect de cette reliure noisette usée et sale, et de certain gaufrage spécial de son invention, le sang de M. Florent, comme on dit, ne fit qu’un tour.

M. Hilaire portait maintenant le livre à la main et M. Florent allongea le cou pour voir s’il n’apercevait point sur l’une de ses faces cette étiquette rouge qui avait été sa gloire, à lui, Florent, pendant plus de vingt ans, et sur laquelle on lisait:

«CABINET LITTÉRAIRE DES FRANCS-BOURGEOIS.»

Mais cette étiquette, il ne la découvrit point, et sans doute l’avait-on grattée!

Ah! s’il pouvait être sûr que ce livre lui avait été dérobé, peut-être avant de mourir aurait-il la consolation d’apprendre le nom du misérable qui avait, pendant des années, pillé sa «bibliothèque circulante» sans qu’il pût le soupçonner jamais, et qui avait fâcheusement empoisonné ses dernières années de commerce et de littérature!

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