– Comme vous froncez les sourcils! dit-elle. Je vous gêne?
– Oui, vous êtes vraiment trop belle!
– C’est le premier compliment de la journée. Maintenant, je puis me retirer?
– Non, restez! J’ai besoin de vous. Et ne soyez plus coquette pendant… pendant simplement vingt-quatre heures!
– Ce sera long! Mais que ne ferais-je pas pour vous? Allons! Je vous le promets! Parlons donc de choses sérieuses.
Et, instantanément, elle lui montra un masque grave, d’une beauté intelligente et sévère, dans l’encadrement des merveilleux colliers de perles qui faisaient le tour de son opulente chevelure d’or, glissaient de ses oreilles, encerclaient son cou, retombaient sur sa chair d’albâtre en girandoles.
Au-dessus de la table, elle avait joint ses mains longues, chargées de bagues, habiles à éprouver le bronze, l’ivoire, la soie, les belles étoffes, glissa entre elles un porte-plume.
– Écrivez, comme moi, sur tous ces feuillets, dans ces vides, ces mots: «Ce matin, lundi, cinq heures!» Puisque Askof n’est pas là, il faut bien que vous me serviez de secrétaire! Pourquoi n’est-il pas là, Askof?
– Parce que je lui ai dit que vous ne lui donneriez rendez-vous qu’à trois heures et demie du matin! Je voulais vous parler de cet homme avant que vous le revoyiez! Méfiez-vous de lui, mon cher ami… Il vous déteste… Il vous déteste parce qu’il m’aime…
– Je ne vois pas, exprima Jacques d’une façon froidement évasive qui serra le cœur de la belle Sonia… je ne vois pas, en vérité, la relation…
– Oh! je sais! je sais! Je sais que vous ne m’aimez pas. Mais il s’est peut-être imaginé que je vous aimais… et peut-être s’est-il imaginé aussi que vous m’aimiez!
– Ensuite? Ma belle amie, vous me stupéfiez. Le baron d’Askof sait que je suis fiancé depuis longtemps et il me connaît assez pour ne pas me faire l’injure de croire que si j’avais levé les yeux sur une personne comme vous, Sonia, qui êtes la plus belle et la plus intelligente des femmes, mon dessein n’aurait pas été de vous consacrer ma vie! Or, ma vie ne m’appartient plus!
Il avait prononcé toutes ces phrases rapidement, tout en continuant de travailler.
Quand il avait parlé de sa fiancée, le porte-plume avait tremblé dans les mains de Sonia…
– Enfin, poursuivit-il sans lever la tête, est-ce que mon attitude, toujours des plus correctes…
– Dites: des plus froides… corrigea-t-elle… Nous avons toujours l’air, quand nous sommes ensemble, de deux hommes d’affaires… Vous n’avez pas toujours été ainsi.
– Quoi?
– Oui, au début de nos relations, quand il s’agissait pour vous de me conquérir… Oh! de me conquérir à vos projets, de faire de moi votre chose dans le but d’accomplir votre dessein… rappelez-vous comme vous étiez galant, empressé… Mon cher, d’autres qu’Askof ont pu vous croire épris, moi, toute la première…
– Allons donc, vous voulez rire! Excusez-moi, Sonia, je dois vous paraître un peu…
– Oui, un peu brutal…
– Merci, je méritais un autre mot, mais vous êtes une femme trop supérieure pour n’avoir pas compris, dès le premier jour, qu’il ne pouvait y avoir dans ma pensée de place pour l’amour, à l’heure où elle était si entièrement, si férocement prise par l’abominable politique.
– Eh bien! mon cher, sans doute que vous me voyez plus supérieure que je ne le suis en réalité car… (ce disant, elle s’était levée et, dérangeant quelques livres dans la bibliothèque, elle avait glissé sa main dans une cachette profonde)… car, lorsque je recevais les billets que voici; j’ai eu la naïveté de vous croire amoureux, oui, mon cher!
Et elle jeta devant lui un sachet parfumé dont quelques lettres s’échappèrent. Il les parcourut, sourit et dit: «C’est pourtant vrai!»
– Vous me mentiez donc! Il n’y avait pas un mot sincère dans tous ces jolis compliments!
– Non, Sonia, je ne vous mentais pas! Si vous voulez absolument que je vous répète ce que je vous écrivais alors, je vous dirai encore: «Sonia, vous êtes adorable!» Et c’est même à cause de cela que je ne vous l’ai plus écrit! J’ai eu peur de vous adorer, ma chère amie, voilà toute l’histoire.
– Jacques, continua-t-elle d’une voix grave, j’ai vu aujourd’hui Mlle de la Morlière à la Chambre. Savez-vous bien qu’elle est jolie? Très jolie.
Jacques ne répondait pas… Il fronçait terriblement les sourcils. Elle eut l’incroyable courage de lui demander:
– Vous l’aimez, n’est-ce pas?
– Oui, répliqua l’autre, brusque et furieux.
Sonia n’avait pas bougé. Deux lourdes larmes coulaient maintenant le long de ses belles joues.
Alors, elle aussi, se mit à écrire… à écrire…, et puis ce fut elle qui reprit la parole, d’une voix qu’elle essayait d’affermir.
- Je vois, dit-elle, que c’est pour lundi, cinq heures du matin, ce jour-là vous triompherez, ou nous serons séparés pour toujours ou réunis dans la mort, ce qui est la même chose, car je ne vous survivrai pas. La vie m’ennuierait trop après des heures pareilles, excusez-moi donc, mon ami, si avant cette minute tragique j’ai voulu savoir… Je ne me reprocherai pas de vous avoir détourné une
seconde de votre but et je me déclarerai satisfaite de ce triste entretien, s’il a pu vous mettre en garde contre Askof.
– C’est lui d’abord, interrompit Jacques, qui nous a fait connaître l’un à l’autre et, de cela, je lui serai éternellement reconnaissant. C’est lui qui a imaginé de faire communiquer votre hôtel avec ce débit de boissons et de faire creuser une porte dans le mur de mon appartement de l’avenue d’Iéna de telle sorte que, lorsqu’on me croit chez moi, je suis tranquillement ici, à démolir la Constitution, aidé par la plus aimable et la plus dévouée des secrétaires! C’est Askof encore qui a trouvé ce curieux moyen de communiquer entre nous, grâce au plus amusant et au plus insoupçonné des mots d’ordre «le truc des cacahuètes!»
– Oh! depuis que la liste volée nous est revenue dans un cornet de cacahuètes, vos cacahuètes m’épouvantent!
– Finissons-en avec ces bulletins, voulez-vous? Puisqu’il est entendu que nous nous méfions maintenant d’Askof, il est inutile, quand il viendra tout à l’heure, qu’il les voie…
– Mais comment ferez-vous parvenir ces bulletins de convocation? demanda Sonia, vous ne les confierez pas à la poste?
– Jamais de la vie! C’est à vous que je les confierai! C’est par votre entremise qu’ils parviendront à leur adresse. Il n’y a encore que vous et moi qui connaissions l’heure exacte à laquelle j’ai fixé l’extraordinaire convocation des Chambres. Ma chère amie, vous ferez signer ces bulletins par Lavobourg dans la journée de dimanche; sa signature légalisera en quelque sorte cette exceptionnelle convocation et déterminera les plus hésitants… Mais, comprenez-moi bien! À partir de la minute où Lavobourg aura signé, il ne faudra plus que Lavobourg vous quitte! Car alors nous serons trois à connaître l’affaire et je trouve que c’est beaucoup, mais, au fond, si Lavobourg ne vous quitte pas et si vous ne cessez de le surveiller, je serai tranquille.