2. La transitivité dans une langue donnée
Dans la description d'une langue donnée, il est toujours possible de choisir un critère morphosyntaxique pour définir un verbe transitif. En latin, par exemple, et en général dans les langues où existe une flexion nominale, un verbe transitif est un verbe qui régit un «objet direct» à l'accusatif. En français, langue sans déclinaison, un verbe qui régit un terme nominal sans préposition en position postverbale est dit «transitif direct». Mais beaucoup de grammairiens admettent aussi des verbes «transitifs indirects», régissant des objets «indirects», c'est-à-dire prépositionnels, comme obéir à qqn.
Cette notion de transitivité, qu'elle soit «directe» ou «indirecte», n'est pas très claire. Elle recouvre des faits qui s'expriment mieux en termes de valence. La distinction principale est entre actants etcir-constants, fondée sur des critères morphosyntaxiques. Les circonstants sont étrangers à la valence du verbe; leur forme ne dépend aucunement du choix du lexème verbal. Les actants, au contraire, sont d'une forme déterminée par le choix du verbe: ce sont des termes régis par celui-ci. Certains actants sont en outre obligatoirement présents avec un verbe donné: par exemple, rencontrer ne peut s'employer sans un objet direct ( rencontrer un ami, rencontrer des difficultés)', recourir ne peut s'employer sans un complément introduit par la préposition à (recourir à un expédient). Ces actants sont dits «requis». Il existe donc des actants simplement régiset des actants régis et requis[Lazard 1994: 70,1998a: 68; 1998b: 16–17].
Ce sont ces distinctions qui, plus ou moins clairement, sont sous-jacentes à la notion traditionnelle de transitivité. Pour les grammairiens du français qui admettent la transitivité indirecte, un verbe transitif est un verbe qui peut ou doit être accompagné d'actants (directs ou indirects). Pour ceux qui définissent la transitivité par la présence possible d'un objet direct, un verbe transitif est un verbe qui peut ou doit être suivi d'un actant sans préposition.
Ajoutons que certains linguistes pensent que la notion de transitivité est inutile et qu'on peut s'en dispenser (ainsi [Gross 1969]). Il soutiennent que celle de complément d'objet est vaine et qu'il suffît de décrire avec précision les faits de valence, c'est-à-dire de classer les verbes selon le nombre et la forme des compléments qu'ils admettent ou exigent.
Transitivité directe ou indirecte, transitivité réduite à la construction directe, abandon de la notion de transitivité, les trois positions sont légitimes, pourvu que, dans le cadre choisi, les faits soient décrits exactement.
Il reste cependant que la notion de transitivité est employée très largement et étendue à de nombreuses langues, y compris des langues ergatives où la forme de la construction dite transitive est totalement différente de celle qu'elle a dans les langues accusatives. Cette persistance appelle une explication. L'examen de la question en perspective interlinguistique en suggère une.
3. Le problème de la comparaison des langues
Les critères défmitoires de la transitivité dans des langues particulières ne sont guère généralisables.
Si l'on retient celui des grammairiens du français qui admettent une transitivité indirecte, transitivité signifie purement et simplement présence possible d'un ou plusieurs actants («actant» étant défini par opposition à «circonstant»). La distinction entre verbe transitif et verbe intransitif coïncide alors avec celle qu'on fait entre actant et circonstant. Elle peut être généralisée, mais elle n'est pas très intéressante.
La plupart des linguistes, dans la plupart des langues, définissent la transitivité par la présence (possible) d'un objet direct. Mais qu'est-ce qu'un objet direct? En latin ou en russe un terme à l'accusatif; en français et d'autres langues d'Europe occidentale, un terme suivant le verbe sans préposition; en tahitien, langue polynésienne, un terme prépositionnel d'un certain type (v. plus bas, § 5). Dans les langues erga-tives, on considère généralement comme transitive une construction comprenant un terme à l'ergatif et un autre à l'absolutif (cas zéro), et c'est ce dernier qui correspond à l'objet direct des langues accusatives. Chacun de ces critères est propre à des langues particulières et incapable de fournir une définition de la transitivité en perspective intérim-guistique. Il n'y a pas de critère morphosyntaxique de la transitivité valable pour toute langue.
Cette difficulté n'est qu'un cas particulier du problème général et fondamental que pose la comparaison typologique des langues. Toute comparaison demande une base de comparaison. Sur quelle base va-t-on comparer les langues? Les formes des langues étant d'une variété pratiquement infinies, elles ne peuvent former une base de comparaison. En revanche, comme toutes les langues sont en principe propres à exprimer les mêmes contenus de sens, c'est aux contenus de sens qu'on doit faire appel pour fonder la comparaison. La difficulté est que, comme nous avons vu, les seules données observables objectivement en linguistique sont les formes, c'est-à-dire les signifiants. Quant aux signifiés qui sont exprimés par les signifiants, ils ne se définissent eux-mêmes que par leur place dans le système qui est propre à la langue. Indépendamment de cette structure imposée par la langue, les contenus de sens n'ont pas de structure saisissable objectivement, c'est-à-dire autrement que par l'intuition, qui est inévitablement subjective. Le linguiste est alors en face d'un dilemme. Il voit d'un côté des formes saisissables objectivement, mais indéfiniment variées, de l'autre un univers de sens «libres, fuyants, imprévisibles», comme dit Benveniste.
Dans ces conditions, il n'a d'autre solution que de «se donner», c'est-à-dire choisir, des cadres conceptuelsqui lui serviront de base de comparaison [Lazard 1999: 99-103, réimpr. 2001: 28–39]. Ces cadres conceptuels sont arbitraires, en ce sens qu'ils ne résultent pas d'un raisonnement rigoureux ni d'une observation systématique, mais d'une décision méthodologique. Ils sont fondés sur l'intuition et peuvent surgir de toute espèce d'expérience, sens commun, connaissance du monde en général, convictions philosophiques, suggestions tirées de la psychologie. En particulier et tout particulièrement, le linguiste tire parti de sa familiarité avec des langues diverses. Ces cadres conceptuels sont évidemment conjecturaux, puisque purement intuitifs, mais ce ne sont pas des hypothèses au sens scientifique du terme.
Ils ne sont pas vérifiables par l'examen des données offertes à l'observation. Ce sont des instruments de la recherche, en l'occurrence des moyens utilisés pour comparer les langues. Leur valeur réside dans leur fécondité. Il n'y a pas lieu de se demander s'ils sont justes ou faux, mais s'ils sont productifs ou non. S'ils permettent de découvrir des relations intéressantes commîmes à des langues diverses, ils ont rempli leur fonction. S'ils n'aboutissent pas à des découvertes, il faut les abandonner et en construire d'autres.
4. Un cadre conceptuel
Pour l'étude de la transitivité nous choisissons comme point de départ, c'est-à-dire comme cadre conceptuel, la notion d'«action prototypique», que nous définissons de la façon suivante:
(1) Définition: Une action prototypiqueest une action réelle, complète, discrète, volontaire, exercée par un agent humain bien individué sur un patient bien individué qui en est affecté réellement.
On admettra facilement que toutes les langues ont le moyen d'exprimer un procès ainsi défini. Autrement dit, il existe dans toutes les langues une construction employée pour exprimer une action prototypique. Cela ne signifie pas que, dans toutes les langues, cette construction sert exclusivement à cela. Bien au contraire, dans beaucoup de langues, et même probablement, dans la plupart, elle peut servir à exprimer autre chose, actions non prototypiques ou même procès qui ne sont pas des actions. Mais c'est cette construction qui est employée lorsqu'il s'agit d'exprimer une action prototypique, c'est-à-dire possédant les caractéristiques indiquées dans la définition (1). Nous l'appelons «construction biactancielle majeure» (sigle: CBM).