– Elle ne t’a rien dit, Jack? Bien vrai, elle ne t’a rien dit?
– Rien, pas un mot. Zénaïde lui parlait, elle ne répondait pas. Elle n’a pas mangé. J’ai peur qu’elle soit malade.
– Pauvre femme!… dit le Nantais avec un soupir de soulagement que l’enfant prit pour de la tristesse et qui le remplit de pitié.
– En voilà assez pour une fois, pensait-il, il ne faut pas que je l’accable.
Ils approchaient du quai. Le bateau n’arrivait pas encore. Un épais brouillard couvrait le fleuve d’une rive à l’autre.
– Si nous entrions là? dit le Nantais.
C’était une baraque en planches avec des bancs à l’intérieur pour servir d’abri aux ouvriers en attendant les passeurs, les jours de mauvais temps. Clarisse la connaissait bien, cette baraque! Et la vieille, qui avait installé dans un coin son petit commerce d’eau-de-vie de grain et de café noir, avait vu bien des fois madame Roudic attendre la barque de passage et traverser la Loire par des «temps de chien.»
– Ça pique, à ce matin, les gâs! Vous ne prenez pas une goutte?
Jack voulut bien prendre une goutte, mais à condition de la payer, et même il fit signe à un matelot de faction qui grelottait au pied du sémaphore de venir boire avec eux. Le matelot et le Nantais avalèrent leur eau-de-vie comme une muscade. L’apprenti les imita; mais ce qu’il n’aurait pas pu imiter, c’est ce sourire de gourmandise, ce «ah!» de satisfaction qu’avait le marin en s’essuyant la bouche d’un revers de manche. Terrible goutte! Il semblait à Jack qu’il venait d’absorber tout le mâchefer de la forge. Soudain, un coup de sifflet déchira le brouillard. Le bateau de Saint-Nazaire! Il fallut se séparer; mais on se promit de se revoir.
– Tu es un brave garçon, Jack, et je te remercie de tes bons conseils.
– Laissez donc! ça n’en vaut pas la peine, répondit Jack en serrant vigoureusement la main du Nantais, et très étonné de se sentir aussi ému que s’il quittait pour toujours un ami de vingt ans. Surtout, Charlot, vous savez ce que je vous ai dit. Ne jouez plus.
– Oh! non, plus jamais, dit l’autre en se dépêchant de s’embarquer, pour que son jeune ami ne le vît pas éclater de rire.
Une fois le Nantais parti, Jack n’eut pas la moindre envie de retourner à l’usine. Il se sentait au cœur une allégresse inusitée, dans les veines un bouillonnement, un besoin de crier, de courir, de gesticuler. Même le brouillard blanc répandu sur la Loire, traversé de grands navires noirs qui glissaient au milieu ainsi que des ombres chinoises, lui semblait gai, attirant, comme s’il se fût senti des ailes pour le franchir. Ce qui lui paraissait sinistre, au contraire, c’est tout ce train de marteaux, de chaudronnerie, ce ronflement sourd qu’il connaissait trop bien et qu’il avait grande envie de fuir. Après tout, qu’il fût absent tout un jour ou seulement quelques heures, la saboulée de Lebescam n’en serait pas plus rude. Alors cette bonne idée lui vint.
– Puisque je suis en route, si j’en profitais pour aller jusqu’à Nantes acheter le cadeau de Zénaïde?
Le voilà dans le bateau du passeur, puis à la Basse-Indre, puis à la gare, transporté, lui semblait-il, comme par enchantement, tellement tout lui était facile et léger ce matin-là. Mais à la gare il n’y avait pas de départ avant midi. Comment passer le temps? La salle d’attente était froide et déserte. Dehors le vent soufflait. Jack entra dans une auberge plus fréquentée par les ouvriers que par les paysans, bien qu’elle fût en pleine campagne, et portant pour enseigne ces mots écrits en noir sur la façade recrépie: LÀ, S’IL VOUS PLAIT, le cri qui retentit dans la forge quand le fer est chaud et qu’on appelle les compagnons pour le battre. Enseigne menteuse comme toutes les enseignes, car il ne s’agissait pas de forger ici.
Quoiqu’il fût encore de bonne heure, il y avait du monde presque à toutes les tables éclairées de petites lampes à pétrole dont la fumée malsaine se mêlait à celle des pipes, pour épaissir l’atmosphère. Là, s’il vous plaît, buvait dans des coins ce qui hante les cabarets en semaine, à l’heure du travail, le rebut, la lie des ateliers, tout ce qui trouve l’outil trop lourd et le verre léger. Là, s’il vous plaît, on ne voyait que des visages sordides, des bourgerons paresseux souillés de vin et de boue, des bras lassés du sommeil de l’ivrogne, tous les irréguliers, les lâches, les ratés du travail que le cabaret guette aux environs de l’usine, qu’il attire avec sa devanture traîtresse où les bouteilles alignées colorent et déguisent les poisons de l’alcool. Suffoqué par la fumée, étourdi par un brouhaha confus, l’apprenti hésitait à prendre place sur les bancs à côté des autres, quand il s’entendit appeler dans le fond:
– Ohé! l’Aztec, par ici!
– Tiens! voilà Gascogne.
Gascogne était un ouvrier d’Indret renvoyé de la veille pour cause d’ivrognerie. Près de lui, à la même table, se trouvait assis un matelot, ou plutôt un novice de seize à dix-sept ans, dont la tête imberbe et déjà flétrie, à la bouche veule et détendue, sortait de sa large collerette bleue avec une désinvolture d’effronterie. Jack se joignit à cette aimable société.
– Tu tires donc une bordée, toi aussi, ma vieille! dit Gascogne avec cette familiarité de compagnonnage qui unit les mauvais ouvriers… Comme ça se trouve! Tu vas prendre une tournée avec nous.
Il accepta, et ce fut entre eux un assaut de politesses et de flacons de toutes les couleurs. Le novice surtout plaisait à Jack. Il portait son joli costume d’un air si fendant et si crâne! Et puis tant d’aplomb, une telle audace, ne craignant ni Dieu ni gendarmes. À son âge, il avait fait deux fois le tour du monde, et il parlait des Javanaises et de Java comme si ç’avait été en face, de l’autre côté de la Loire. Ah! que l’apprenti eût volontiers troqué son gilet de tricot, son bourgeron, sa cotte, contre le chapeau de toile cirée crânement renversé sur la tête rase du novice et cette ceinture lâche d’un bleu fané par le soleil et l’eau de mer! Un vrai métier, au moins, celui-là, plein d’aventures, de dangers et d’espace. Le marin s’en plaignait pourtant:
– «Trop de bouillon pour si peu de viande…» disait-il à chaque instant.
Jack était ravi de l’expression, la trouvait extrêmement spirituelle:
– Trop de bouillon pour si peu de viande!… Oh! ces matelots, quels gaillards.
– C’est comme à Indret, ajoutait Gascogne. En voilà une baraque!… Et il se répandait en imprécations contre le directeur, les surveillants, des tas de propres à rien qui se croisaient les bras tandis qu’on s’éreintait pour eux.
– Le fait est qu’il y aurait beaucoup à dire… fit Jack, à qui revinrent subitement des phrases banales du chanteur Labassindre sur les droits de l’ouvrier et la tyrannie du capital. Il avait la langue déliée comme les jambes, ce matin-là, le vieux Jack. Peu à peu, son éloquence fit taire tous les bavardages du cabaret. On l’écoutait. On chuchotait près de lui: «Il est joliment futé, ce gamin; on voit bien qu’il vient de Paris.» Il ne lui manquait, pour faire plus d’effet, que de posséder le creux de Labassindre, et non pas cette voix de jeune coq enroué, cette voix d’adulte où les douceurs de l’enfance détonnaient dans de précoces gravités et qui lui arrivait de très loin en ce moment, comme s’il eût envoyé ses mots à plusieurs atmosphères au-dessus de sa tête. Bientôt ce qu’il disait devint si confus, si indistinct, même pour lui, qu’il parla d’abord sans s’entendre, puis ressentit une impression d’enveloppement et de roulis comme s’il était lancé à la suite de ses idées et de ses mots dans la nacelle d’un ballon dont le mouvement lui faisait mal au cœur et l’étourdissait tout à fait.