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C’est la vapeur qui entremêle au plafond de la halle toutes ces courroies de cuir qui montent, descendent, s’entre-croisent, correspondant à des poulies, à des marteaux, à des soufflets. C’est la vapeur qui remue le marteau-pilon et ces énormes raboteuses sous lesquelles le fer le plus dur s’amoindrit en copeaux tenus comme des fils, tordus, frisés comme des cheveux. C’est elle qui embrase les coins de la forge d’un jet de feu, qui dispense le travail et la force à toutes les parties de l’atelier. C’est son bruit sourd, sa trépidation régulière qui a tant ému l’enfant à son arrivée, et maintenant il lui semble qu’il ne vit plus que par elle, qu’elle lui a accaparé son souffle et a fait de lui une chose aussi docile que toutes les machines qu’elle remue.

Terrible vie, surtout après les deux années de liberté et de plein air qu’il venait de passer aux Aulnettes!

Le matin, à cinq heures, le père Roudic l’appelait: «Ohé, petit gas!» La voix résonnait dans toute la maison construite en planches. On cassait une croûte à la hâte. On buvait sur le bord de la table un coup de vin servi par la belle Clarisse, encore dans ses coiffes de nuit. Puis, en route pour l’usine, où sonnait une cloche mélancolique, infatigable, prolongeant ses «dan… dan… dan…» comme si elle eût eu à réveiller non seulement l’île d’Indret, mais toutes les rives environnantes, l’eau, le ciel, et le port de Paimbœuf, et celui de Saint-Nazaire. C’était alors un piétinement confus, une poussée dans les rues, dans les cours, aux portes des ateliers. Ensuite, les dix minutes réglementaires écoulées, le drapeau amené annonçait que l’usine se fermait aux retardataires. À la première absence, retenue sur la paye; à la seconde, mise à pied; à la troisième, expulsion définitive.

Le règlement de d’Argenton, si étouffant, si féroce, n’était rien auprès de celui-là.

Jack avait très peur de «manquer le drapeau;» et, le plus souvent, il était devant la porte longtemps avant le premier coup de cloche. Un jour pourtant, deux ou trois mois après son entrée à l’usine, la méchanceté des autres apprentis faillit l’empêcher d’arriver à temps. Ce matin-là, le vent qui soufflait de la mer avec cette allure de joyeuse bourrasque qu’il prend au libre espace, juste au moment où Jack entrait à l’atelier s’abattit sur sa caquette et la lui emporta.

– Arrête! arrête! criait l’enfant, courant derrière elle tout le long de la rue en pente; mais au lieu de l’arrêter, un apprenti qui passait avait déjà, d’un coup de pied, envoyé la casquette beaucoup plus loin. Un autre en fit autant, puis un autre. Cela devint un jeu très amusant pour tout le monde, excepté pour Jack qui courait de toute sa force au milieu des huées, des «kiss… kiss…,» des rires, en retenant une grande envie de pleurer, car il sentait bien ce qu’il y avait de haine contre lui au fond de cette grosse gaieté. Pendant ce temps, la cloche de l’usine sonnait ses derniers coups. L’enfant se vit obligé de renoncer à sa poursuite et de revenir bien vite sur ses pas. Il était désolé. Ça coûte cher, une casquette! Il faudrait écrire à sa mère, demander de l’argent. Et si d’Argenton voyait la lettre! Mais ce qui le désespérait surtout, c’était cette haine qui l’entourait, se trahissait dans les plus petites choses. Il y a des êtres qui ont besoin de tendresse pour vivre, comme certaines plantes de chaleur; Jack était de ces êtres-là. Tout en courant, il se demandait avec une vraie douleur: Pourquoi? Qu’est-ce que je leur ai fait?

Comme il arrivait essoufflé à la porte encore ouverte, il entendit derrière lui un pas pénible, un souffle d’animal; presque aussitôt une grosse main se posa sur son épaule. En se retournant, il aperçut une espèce de monstre roux qui lui souriait d’un sourire plissé à mille petites rides, et lui rapportait sa casquette qu’il avait ramassée. C’était la seconde fois, depuis son arrivée à Indret, que Jack rencontrait ce bon sourire, ce visage déjà connu. Où les avait-il vus d’abord? Eh! oui, parbleu! sur la route de Corbeil, ce camelot fuyant l’orage, avec une cargaison de chapeaux entre les épaules… Mais à cette minute ils n’avaient pas le temps de renouveler connaissance. Le surveillant criait en amenant le drapeau:

– Hé, l’Aztec!… Dépêchons-nous.

Il ne put que saisir sa casquette et dire merci à Bélisaire, qui redescendit la rue en clopinant.

À l’étau, ce jour-là, Jack se sentit moins triste, moins seul. Il voyait tout le temps la belle route de Corbeil se dérouler au milieu de la forge, avec ses parcs, ses pelouses, la voiture du docteur revenant le soir tout le long du bois; et la fraîcheur des prés rêvés, de la rivière entrevue, là, dans cet enfer, lui causait des sensations de fiévreux, des frissons froids suivis de chaleur ardente. Quand il sortit, il chercha Bélisaire partout dans Indret; mais le camelot n’y était plus. Le lendemain, le surlendemain, personne. Peu à peu cette laide vision qui lui rappelait tant de belles choses se retira de sa mémoire, lentement, difficilement, du pas trébuchant dont elle allait par les chemins. Ensuite il retomba dans sa solitude.

À l’atelier, ils ne l’aimaient pas. Toute réunion d’hommes a besoin d’un souffre-douleur, d’un être sur qui se déversent les ironies, les impatiences nerveuses de la fatigue. Jack tenait cet emploi dans la halle de forge. Les autres apprentis, presque tous nés à Indret, des fils ou des frères d’ouvriers, étant plus protégés, étaient aussi plus épargnés; car ces persécutions sans réplique s’adressent aux faibles, aux inoffensifs, aux innocents. Personne ne le défendait, lui. Le «contrecoup,» le trouvant décidément trop cheti, avait renoncé à s’en occuper et le livrait aux caprices tyranniques d’une salle entière. D’ailleurs, qu’était-il venu faire à Indret, ce Parisien délicat qui ne parlait pas comme tout le monde, qui disait aux compagnons: «Oui, monsieur… merci… monsieur…» On avait tant vanté ses dispositions pour la «manique.» Mais l’Aztec n’y entendait rien de rien, il ne savait seulement pas poser un rivet. Bientôt le mépris excita chez ces gens-là une sorte de cruauté froide, la revanche de la force sur la faiblesse intelligente. Pas un jour ne se passait sans qu’on lui fit quelque misère. Les apprentis surtout étaient féroces. Une fois, l’un deux lui présenta un morceau de fer chauffé par le bout jusqu’au rouge obscur: «Prends ça, l’Aztec!» Il en eut pour huit jours d’infirmerie. Et puis des brutalités, des maladresses, de tous ces hommes habitués à porter des poids très lourds et qui ne savaient plus la force de leurs bourrades.

Jack n’avait un peu de repos et de distraction que le dimanche. Ce jour-là, il tirait de sa caisse un des livres du docteur Rivals, et s’en allait le lire au bord de la Loire. Il y a à la pointe extrême de l’île une vieille tour à moitié ruinée qu’on appelle la tour de Saint-Hermeland, et qui a l’air d’une logette de guetteur du temps des invasions normandes. C’est au pied de cette tour, dans quelque creux de roche, que l’apprenti se blotissait, son livre ouvert sur les genoux, le bruit, la magie, l’étendue de l’eau devant lui. Le dimanche sonnait toutes ses cloches dans l’air, chantant la halte et le repos. Des bateaux passaient au large, et de place en place, très loin de lui, des enfants se baignaient avec des cris, des rires.

Il lisait, mais souvent les livres de M. Rivals étaient trop forts pour lui, dépassaient la mesure actuelle de son esprit, ne lui laissaient pour ainsi dire qu’une semence de bon grain encore sèche et que le temps ferait germer. Alors il s’interrompait, restait là à rêver, à s’éparpiller aux clapotements de l’eau sur les pierres, au mouvement régulier des flots descendants. Il s’en allait loin, bien loin de l’usine et des ouvriers, vers sa mère et sa petite amie, vers des dimanches autrement bien vêtus, autrement heureux que le sien, vers des sorties de grand’messes, des promenades dans Étiolles à côté de Charlotte éblouissante, ou des parties de jeu dans la grande pharmacie que le tablier blanc de la petite Cécile éclairait de tant d’enfance et de sérénité.

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