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Le Nantais faisait semblant de ne pas s’en apercevoir, prenait tout en riant, répondait par des malices qui ne la déridaient pas.

– Et moi qui voulais les marier! disait d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, le père Roudic qui les écoutait se disputer.

– Ce n’est pas moi qui ai dit non, fit le Nantais en riant et regardant sa cousine.

– C’est moi, dit la Bretonne en rejoignant ses terribles sourcils et sans baisser les yeux… Et je m’en félicite. Comme je vois que vont les choses, sans doute qu’à cette heure je serais au fond de l’eau, du chagrin de vous avoir pour mari, mon beau cousin.

Ce fut dit avec une telle intonation, que le beau cousin en resta une minute décontenancé.

Clarisse était aussi très troublée, et son regard mouillé de larmes cherchait celui de sa belle-fille, comme pour la supplier.

– Écoute, Charlot, dit Roudic afin de changer la conversation, je vais te donner la preuve que le directeur est un bon homme. Il t’a trouvé une place magnifique à l’usine de Guérigny, et il m’a chargé de t’en parler.

Il y eut un moment de silence, le Nantais ne se pressant pas de répondre. Roudic insista:

– Remarque bien, mon garçon, que tu auras là-bas des conditions bien meilleures qu’ici… et que… et que…»

Il regardait son frère, sa femme, sa fille, pour trouver la fin de sa phrase.

– Et qu’il vaut mieux s’en aller que d’être renvoyé, n’est-ce pas, mon oncle? fit le Nantais brutalement… Eh bien! moi, je veux qu’on me renvoie si on a assez de mes services, et qu’on ne me traite pas comme un choufliqueur dont on se débarrasse en lui retenant une paye.

– Il a raison, sacrebleu! dit Labassindre en tapant sur la table.

La discussion s’engagea. Roudic revint plusieurs fois à la charge, mais le Nantais tenait bon. Zénaïde, sans parler, ne quittait pas des yeux sa belle-mère qui sortait de table à tout instant, quoiqu’il n’y eût plus rien à servir.

– Et vous, maman, dit-elle à la fin, n’est-ce pas votre avis que Charlot devrait s’en aller là-bas?

– Mais si, mais si, répondit Mme Roudic vivement… Je pense qu’il fera bien d’accepter.

Le Nantais se leva, très agité, très sombre.

– C’est bon, dit-il. Puisque tout le monde ici sera content de me voir partir, je sais ce que j’ai à faire. Dans huit jours, je serai filé. Maintenant ne parlons plus de ça.

La nuit tombait, on apporta de la lumière. Les jardins voisins s’éclairaient aussi, et l’on entendait tout autour des rires, des bruits d’assiettes dans les feuilles, la trivialité en plein air des guinguettes de banlieue.

Labassindre, au milieu de l’embarras général, avait pris la parole, ramassant dans sa mémoire tous les résidus des anciennes théories du gymnase sur les droits de l’ouvrier, l’avenir du peuple, la tyrannie du capital. Il faisait beaucoup d’effet, et des camarades, venus pour passer la soirée avec le chanteur, s’extasiaient devant cette éloquence facile, que le patois oublié ne gênait plus, et claire de toute sa banalité.

Ces compagnons, en costume de travail, noirs et las, que Roudic invitait à s’asseoir à mesure qu’ils entraient, avaient sur le bord de la table des poses avachies, se versaient de grands coups de vin qu’ils avalaient d’un trait en soufflant bruyamment et s’essuyant d’un revers de manche, le verre d’une main, la pipe de l’autre. Même parmi les Ratés, Jack n’avait jamais vu de pareilles façons de se tenir, et, par moments, quelque mot rustique le choquait par sa grossièreté franche. Puis ils ne parlaient pas comme tout le monde, se servaient entre eux d’une espèce de jargon que l’enfant trouvait bas et laid. Une machine s’appelait «une bécane,» les chefs d’ateliers «des contre-coups,» les mauvais ouvriers «de la chouflique» – Jack fut pris subitement d’une immense tristesse, devant cette tablée d’ouvriers qui se renouvelait continuellement, sans qu’on fit attention à ceux qui entraient ou qui sortaient.

– Voilà donc comme il faut que je devienne! se disait-il, terrifié.

Dans la soirée, Roudic le présenta au chef d’atelier de la halle de forge, un nommé Lebescam, sous les ordres de qui l’enfant devait débuter. Ce Lebescam, un cyclope velu qui avait de la barbe jusque dans les yeux, fit la grimace en voyant ce futur apprenti habillé en monsieur et dont les poignets étaient si minces, les mains si blanches. Les treize ans de Jack gardaient en effet une tournure un peu féminine. Ses cheveux blonds, quoique coupés, avaient de jolis plis, ce tour caressant donné par les doigts de la mère; et la finesse, la distinction qui étaient dans toute sa personne, cette aristocratie de nature qui irritait tant d’Argenton, ressortaient mieux encore sur le milieu trivial où il se trouvait maintenant.

Lebescam trouva qu’il avait surtout l’air bien délicat, bien «chétif.»

– Oh! c’est la fatigue du voyage et ses vêtements de monsieur qui lui donnent cet air là, dit le brave Roudic; et se tournant vers sa femme: – Clarisse, il va falloir chercher une cotte et une blouse pour l’apprenti… Tiens! sais-tu, femme? Tu devrais le faire monter tout de suite dans sa chambre. Il tombe de sommeil, cet enfant; et demain il faut qu’il soit debout à cinq heures. Tu entends, mon petit gas! à cinq heures précises je viendrai t’appeler.

– Oui, monsieur Roudic.

Mais, avant de monter, Jack dut subir encore les adieux de Labassindre, qui voulut boire un coup tout spécialement pour lui:

– À ta santé, mon vieux Jack, à la santé de l’ouvrier! C’est moi qui vous le dis, mes enfants, le jour où vous voudrez, vous serez les maîtres du monde.

– Oh! les maîtres du monde, c’est beaucoup d’affaires, dit Roudic en souriant. Si seulement on était sûr d’avoir une petite maison sur ses vieux jours avec quelques arpents à l’abri de la mer, on n’en demanderait pas davantage.

Pendant qu’ils discutaient, Jack, escorté des deux femmes, entra dans la maison. Elle n’était pas grande et se composait d’un rez-de-chaussée coupé en deux pièces, dont l’une s’appelait «la salle,» embellie d’un fauteuil et de quelques gros coquillages sur la cheminée. En haut, se retrouvait la même disposition. Pas de papier aux murs, une couche de chaux souvent renouvelée, de grands lits à baldaquins avec des rideaux de vieille perse à ramages, roses, bleu tendre, ornés de franges à boules. Dans la chambre de Zénaïde, le lit était une espèce de placard ouvert dans la muraille, à l’ancienne mode bretonne. Une armoire en chêne sculpté et ferrée, des images de sainteté accrochées partout avec des chapelets de toutes sortes, en ivoire, en coquilles, en graines d’Amérique, composaient l’ameublement. Dans un coin, un paravent à grandes fleurs dissimulait l’échelle qui montait à la soupente de l’apprenti et formait un petit étage ambulant et tremblant.

– Voilà où je couche, moi, dit Zénaïde. Vous, mon garçon, vous êtes là-haut, juste au-dessus de ma tête. Mais ne vous gênez pas pour ça, vous pouvez marcher, vous pouvez danser, j’ai le sommeil dur.

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