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Roudic, au passage, indiquait les différents quartiers de l’établissement: «Voilà la halle de montage… les ateliers du grand tour, du petit tour… la chaudronnerie, les forges, la fonderie…» Il lui fallait crier, tellement le bruit était assourdissant.

Jack, ahuri, regardait avec surprise, les portes des ateliers étant presque toutes ouvertes à cause de la chaleur, un grouillement de bras levés, de têtes noircies, de machines en mouvement dans une ombre d’antre, profonde et sourde, qu’une lueur rouge éclairait par saccades.

Des bouffées de chaleur, des odeurs de houille, de terre glaise brûlée, de fer en combustion, sortaient de là avec une impalpable poussière noire, aiguisée, brûlante, gardant au soleil un scintillement métallique, cet éclat de la houille qui pourrait devenir diamant. Mais ce qui faisait le caractère vif, pressé, haletant, de tout ce grand travail, c’était un ébranlement perpétuel du sol et de l’air, une trépidation continue, quelque chose comme l’effort d’une bête énorme qu’on aurait emprisonnée sous l’usine et dont ces cheminées béantes auraient craché tout autour la respiration brûlante et la plainte. De peur de paraître trop novice, Jack n’osait pas demander ce qui faisait ce bruit-là, qui, de loin déjà, l’avait impressionné.

Tout à coup ils se trouvèrent en face d’un ancien château du temps de la Ligue, sombre, flanqué de grosses tours, et dont les briques, noircies par la fumée de l’usine, avaient perdu leur éclat primitif.

– Nous voici à la direction, dit Roudic.

Et s’adressant à son frère:

– Est-ce que tu montes?

– Je crois bien. Je ne suis pas fâché de revoir le «Singe» et de lui montrer que, malgré ses prédictions, on est devenu quelque chose d’un peu chic.

Il se carrait dans sa veste de velours, fier de ses bottes jaunes et de sa valise en bandoulière. Roudic ne lui fit pas la moindre observation, mais il paraissait gêné.

Ils passèrent sous la poterne basse, pénétrèrent dans les vieux bâtiments, une foule de petites pièces irrégulières, mal éclairées, où des commis écrivaient sans lever la tête. Dans la dernière salle, un homme d’un aspect sévère et froid était assis à un bureau sous le jour d’une haute fenêtre.

– Ah! c’est vous, père Roudic!

– Oui, monsieur le directeur, je viens vous présenter le nouvel apprenti et vous remercier de…

– Le voilà donc ce petit prodige. Bonjour, mon garçon! Il paraît que nous avons une vraie vocation pour la mécanique. C’est très bien, cela.

Puis, après avoir regardé l’enfant plus attentivement:

– Dites donc, Roudic! il n’a pas l’air solide, ce gamin-là. Est-ce qu’il est malade?

– Non, monsieur le directeur. On m’assure au contraire qu’il est d’une force étonnante.

– Étonnante, répéta Labassindre en s’avançant; et, devant le regard surpris du directeur, il crut devoir lui rappeler qui il était, qu’il avait quitté l’usine depuis six ans pour entrer au théâtre de Nantes, et de là à l’Opéra de Paris.

– Oh! je me souviens parfaitement de vous, dit le directeur d’un ton tout à fait indifférent; et tout de suite il se leva comme pour couper court à la conversation.

– Emmenez votre apprenti, père Roudic, et tâchez de nous en faire un bon ouvrier. Avec vous, je ne suis pas en peine.

Le chanteur, vexé d’avoir manqué son effet, sortit très penaud. Roudic resta le dernier dans le bureau et échangea quelques mots à voix basse avec son chef. Après quoi, les deux hommes et l’enfant redescendirent, diversement impressionnés. Jack méditait ces mots «il n’est pas assez fort,» que chacun lui répétait depuis son arrivée; Labassindre digérait son humiliation; l’ajusteur, lui aussi, semblait préoccupé.

Quand ils furent dehors:

– Est-ce qu’il t’a dit quelque chose de vexant?… demanda Labassindre à son frère: Il a l’air encore plus chien que de mon temps.

Roudic secoua la tête avec tristesse:

– Mais non. Il me parlait de Charlot, le fils de notre pauvre sœur, qui est en train de nous donner bien du tourment.

– Le Nantais vous donne du tourment? demanda le chanteur. Qu’est-ce qu’il y a donc?

– Il y a que depuis que la mère est morte, c’est devenu un riboteur fini, qu’il joue, qu’il boit, qu’il a des dettes. Pourtant il gagne de belles journées à l’atelier de dessin. Il n’y a pas un dessinandier pareil dans Indret. Mais qu’est-ce que tu veux? Il mange tout avec ses cartes. Il faut croire que c’est plus fort que lui; car enfin, ici, tout le monde s’en est mêlé, le directeur, moi, ma femme, rien n’y fait. Il pleure, il se désole, promet de ne plus recommencer; puis, sitôt la paye touchée, crac! il file sur Nantes et va jouer. J’ai déjà payé bien des fois pour lui. Mais maintenant, je ne peux plus. J’ai mon ménage, tu comprends! puis, voilà Zénaïde qui se fait grande, il va falloir l’établir. Pauvre fille! Quand je pense que j’avais eu idée de la marier avec son cousin. Elle serait heureuse à présent. D’ailleurs, c’est elle qui n’en a pas voulu, malgré qu’il soit très beau garçon et enjôleur comme il n’est pas possible. Ah! les femmes ont plus de bon sens que nous… Enfin, voilà. En ce moment, nous essayons de le faire partir pour l’arracher à ses mauvaises connaissances. Le directeur me disait justement qu’il venait de lui trouver une place à Guérigny, dans la Nièvre. Mais je ne sais pas si le gaillard voudra y aller. Il doit avoir quelque relation par ici, et c’est ça qui le tient. Tu ne sais pas, cadet? tu devrais lui en parler, toi, ce soir. Il t’écouterait peut-être.

– Je m’en charge; n’aie pas peur! dit Labassindre d’un air important.

Tout en causant, ils descendaient les rues ferrées de l’usine, encombrées a cette heure, la journée venant de finir, d’une foule de gens de toutes tailles, de tous métiers, bariolée de blouses, de vareuses, mêlant les redingotes des dessinateurs aux tuniques des surveillants.

Jack était frappé de la gravité avec laquelle s’opérait cette délivrance du travail. Il comparait ce tableau aux cris, aux bousculades sur les trottoirs, qui animent à Paris les sorties d’ateliers aussi bruyantes que des sorties d’écoles. Ici on sentait la règle et la discipline comme à bord d’un navire de l’État.

Une buée chaude flottait sur toute cette population, une buée que le vent de la mer n’avait pas encore dissipée et qui planait comme un nuage lourd dans l’immobilité de cette belle soirée de juillet. Les halles silencieuses évaporaient leurs odeurs de forge. La vapeur sifflait aux ruisseaux, la sueur coulait sur tous les fronts, et le halètement que Jack entendait tout à l’heure, se taisait pour faire place au souffle retrouvé par ces deux mille poitrines d’hommes épuisés de tout l’effort de la journée.

En passant parmi la foule, Labassindre fut vite reconnu:

– Tiens! cadet. Comment ça va?

On l’entourait, on lui donnait de grosses poignées de mains, on se disait des uns aux autres:

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