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Ils descendirent à la pâtisserie espagnole, très à la mode à ce moment-là.

Il y avait foule.

Les étoffes, les fourrures se frôlaient, se pressaient avec une hâte d’appétit, et les figures de femmes, le voile relevé à la hauteur des yeux, se reflétaient aux miroirs de la boutique entourés d’or et de moulures couleur de crème, parmi toutes sortes de reflets joyeux, le blanc laiteux des soucoupes, le cristal des verres, la variété des confiseries.

Mme de Barancy et son enfant furent très regardés. Cela la charma. Ce petit succès, joint à la crise de tout à l’heure, lui fît dévorer une quantité de meringues, de nougats, le tout arrosé d’un doigt de vin d’Espagne. Jack l’imitait, mais avec plus de modération, son gros chagrin de tantôt ayant empli son petit cœur de soupirs comprimés et de larmes non répandues.

Quand ils sortirent de là, le temps était si beau, quoique froid, le marché de la Madeleine mettait dans l’air un si doux parfum de violettes, qu’Ida voulut revenir à pied et renvoya la voiture. Alertement, mais de ce pas un peu lent des femmes habituées à se laisser admirer, elle se mit en route, tenant Jacques par la main. La marche à l’air vif, la vue des magasins qu’on commençait à éclairer achevèrent de lui rendre sa belle humeur.

Puis, subitement, devant je ne sais quel étalage plus scintillant que les autres, l’idée d’un bal masqué où elle devait aller le soir, bal précédé d’un dîner au cabaret, lui revint à l’esprit.

– Miséricorde!… Et moi qui n’y pensais plus… Vois, mon petit Jack, comme je suis étourdie… vite, vite.

Il lui fallait des fleurs, un bouquet, quelques menus objets oubliés. Et l’enfant, dont cette futilité avait toujours été la vie, qui ressentait presque autant qu’elle-même le charme subtil de ces élégances, la suivait en sautillant, animé par l’idée de cette fête qu’il ne devait pas voir. C’était une de ses joies, la toilette de sa mère, la beauté de sa mère, cette attention admirative qu’elle soulevait sur son passage.

– Ravissant… ravissant!… vous m’enverrez cela chez moi, boulevard Haussmann.

Mme de Barancy jetait sa carte, sortait, parlait à Jack avec exubérance de ces achats. Puis elle prenait un air grave:

– Surtout, rappelle-toi ce que je t’ai recommandé. Il ne faudra pas dire à bon ami que je suis allée à ce bal… C’est un secret… Sapristi! déjà cinq heures… C’est Constant qui va me gronder!…

Elle ne se trompait pas.

Sa camériste-factotum, une grande et forte personne d’une quarantaine d’années, hommasse et laide, se précipita à sa rencontre, dès qu’elle l’entendit rentrer.

«Le costume était là… Il n’y avait pas de bon sens de revenir si tard… Madame ne serait pas prête… On ne pourrait jamais l’habiller en si peu de temps.»

– Ne me gronde pas, ma bonne Constant… Si tu savais ce qui m’arrive… tiens! regarde.

Et elle lui montra l’enfant. Le factotum parut indigné:

– Comment! monsieur Jack… vous êtes revenu?… C’est très mal, monsieur, après ce que vous aviez promis. Il faudra donc vous y faire conduire par les gendarmes, à cette école… Aussi, voilà! votre maman est trop bonne.

– Mais non, ce n’est pas lui. Ce sont ces prêtres de là-bas qui n’ont pas voulu… Comprends-tu ça? me faire cet affront, à moi… à moi!…

Là-dessus les larmes lui revinrent, et elle recommença à demander à Dieu ce qu’elle avait fait pour être si malheureuse. Joignez à cela les meringues, le vin d’Espagne, la chaleur de l’appartement. Elle se trouva mal.

Il fallut la porter sur son lit, déboucher des flacons de sels, d’éther, pour la ranimer. Mlle Constant s’acquittait de tous ces soins en femme qui connaît ces sortes de crises, allait et venait dans la chambre, ouvrait, fermait les armoires avec ce beau sang-froid que donne l’expérience, et de l’air de dire: «Ça passera.»

Tout en fonctionnant, elle parlait seule:

– Quelle idée aussi de mener cet enfant chez les Pères… Comme si c’était un pensionnat pour lui, dans sa position… Ça ne serait pas arrivé, bien sûr, si on m’avait un peu consultée… C’est moi qui ne serais pas embarrassée pour lui en trouver une pension, et une bonne!…

Jack, tout effaré de voir sa mère dans cet état, s’était rapproché du lit et la regardait anxieusement, lui demandant pardon du fond du cœur de ce chagrin dont il était la cause.

– Allons! ôtez-vous de là, monsieur Jack… Votre maman est guérie… Il faut que je l’habille.

– Comment! Constant, tu veux que j’aille à ce bal!… j’ai si peu de cœur à m’amuser…

– Bah! laissez donc, je vous connais… Il n’y paraîtra plus dans cinq minutes… Regardez-moi ce joli costume de Folie, et ces bas de soie rose, et votre petit bonnet à grelots…

Elle avait pris le costume, l’étalait, faisait sonner et reluire tout ce clinquant auquel Ida ne résista pas.

Pendant qu’on habillait sa mère, Jack s’en alla dans le boudoir, tout seul, sans lumière.

L’ombre emplissait la pièce coquette, ouatée, encombrée, où le prochain réverbère du boulevard jetait une lueur vague. Tristement, le front appuyé à la vitre, il se mit à penser à cette journée d’émotions; et peu à peu, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, il se sentit devenir «le pauvre enfant» dont ce prêtre parlait avec tant de commisération.

C’est si singulier de s’entendre plaindre alors qu’on se croit heureux. Il y a donc des malheurs tellement bien cachés que ceux qui en sont la cause ou la victime ne les devinent même pas!

La porte s’ouvrit. Sa mère était prête:

– Entrez, monsieur Jack… et venez voir si c’est beau…

Oh! quelle charmante Folie, rose et argent, toute en satin! Quel joli bruissement de paillons elle agitait au moindre mouvement!

L’enfant regardait, admirait, et la mère, poudrée, légère, vaporeuse, sa marotte à la main, riait à Jack, se riait à elle-même dans sa psyché, sans s’inquiéter autrement de ce qu’elle avait fait au bon Dieu pour être si malheureuse. Puis Constant lui jeta sur les épaules une chaude sortie de bal et l’accompagna jusqu’à la voiture, pendant que Jack, appuyé à la rampe, regardait descendre sur le tapis de l’escalier, vifs et remuants comme si la danse les agitait déjà, ces deux petits souliers roses brodés d’argent qui entraînaient sa mère loin, bien loin de lui, à des bals où on n’emmène pas les enfants. Au dernier tintement des grelots, il rentra, tout désœuvré, et, pour la première fois de sa vie, inquiet de cet abandon où il se trouvait presque tous les soirs.

Quand Mme de Barancy dînait dehors, Jack restait confié à Mlle Constant.

– Elle dînera avec toi, disait la mère.

On mettait deux couverts dans la salle à manger, que l’enfant trouvait bien grande ces jours-là; mais, le plus souvent, Constant, qui se divertissait fort peu de ce tête-à-tête avec le gamin, descendait leurs deux couverts à la cuisine, et l’on dînait dans le sous-sol en compagnie des autres domestiques.

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