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Il s’arrêta sur un signe éploré de Charlotte lui montrant les yeux noirs, écouteurs, interrogeants, de la mère Archambauld qui regardait. Dans le pays, on les croyait mariés; Jack passait pour l’enfant d’un premier mariage de madame d’Argenton.

Obligé de s’arrêter, de retenir un flot d’injures qui l’étouffait, d’Argenton, exaspéré, grotesque, tout trempé et fumant comme un cheval d’omnibus, monta rapidement dans sa chambre, dont il claqua les portes. Jack resta consterné en face du désespoir de sa mère, qui tordait ses beaux bras en demandant à Dieu encore un fois ce qu’elle avait fait pour mériter une existence pareille. C’était sa seule ressource devant les complications de la vie. Comme toujours, la demande resta sans réponse; mais il faut croire qu’elle avait dû commettre de bien grosses fautes pour que Dieu l’eût condamnée à devenir et à rester la compagne aveugle et obtusément éprise d’un être pareil.

Pour achever d’aigrir l’humeur déjà si noire du poète, à l’ennui, à la tristesse de la solitude la maladie vint s’ajouter. Comme tous ceux qui ont vécu longtemps de vache enragée, d’Argenton avait un mauvais estomac; très douillet en outre, très geigneur, il s’écoutait. – comme on dit, – et dans le grand calme de la maison des Aulnettes, rien ne lui était plus facile. Quel bon prétexte aussi pour expliquer la stérilité de son cerveau, les longs sommeils sur le divan, cette apathie qui l’accablait! Désormais le fameux: «Il travaille… Monsieur travaille» fut remplacé par: «Monsieur a sa crise.» Il baptisait de ce mot vague un malaise intermittent qui ne l’empêchait pas d’aller à la huche, plusieurs fois par jour, se couper de larges croûtes de pain tendre, qu’il enduisait grassement de fromage à la crème et dans lesquelles il mordait à pleines moustaches. À part cela, il avait tout d’un malade: l’allure alanguie, la mauvaise humeur, les exigences perpétuelles.

La bonne Charlotte le plaignait, le soignait, le dorlotait. Cette sœur de charité qu’il y a au fond de toute femme se doublait chez elle d’une sentimentalité bêtasse, qui lui rendait son poète plus cher depuis qu’elle le croyait très malade. Et que d’inventions pour le distraire, pour le soulager! C’était une couverture de laine qu’elle mettait sous la nappe pour amortir le choc des assiettes et de l’argenterie, un système de coussins dont elle bourrait le dossier droit de la chaire Henri II; puis les petits soins, la flanelle, les infusions, toute cette tiédeur où les malades de bonne volonté endorment leur énergie, affaiblissent jusqu’au son de leur voix. Il est vrai que la pauvre femme, avec cette gaieté bondissante qui la reprenait quelquefois, anéantissait d’un coup toutes ses vertus de garde-malade, retrouvait son exubérance de paroles, ses gestes en guirlande, et ne s’arrêtait, un peu confuse, que devant l’agacement du poète, qui lui disait d’un ton dolent: «Tais-toi… tu me fatigues…»

Cette maladie de d’Argenton attirait dans la maison un visiteur assidu, le docteur Rivals, que l’on guettait au passage à tous les coins de route, sa clientèle très étendue, espacée sur plus de dix lieues de pays, l’accaparant à toute heure. Il entrait avec sa bonne figure couperosée et joyeuse, la toison de soie blanche toute frisée qui lui servait de chevelure, les poches de sa longue redingote bourrées de bouquins qu’il lisait toujours en route, en voiture ou à pied. Charlotte prenait un air compassé en l’abordant dans le couloir:

– Ah! docteur, venez vite. Si vous saviez dans quel état il est notre pauvre poète!

– Bah! laissez donc, il n’a besoin que de distraction.

En effet, d’Argenton, qui accueillait le médecin d’une voix affaiblie et pleurarde, était si heureux de se trouver devant un nouveau visage, d’entrevoir dans la monotonie de son existence un élément de variété, qu’il oubliait son mal, parlait politique, littérature, éblouissait le bon docteur par des récits de la vie parisienne, les personnages marquante qu’il prétendait connaître, auxquels il avait dit quelque mot cruel. Le docteur, très naïf, très franc, n’avait aucune raison de douter de cette parole froide qui, même dans ses extravagances vaniteuses, semblait mesurer toutes ses phrases; et puis le vieux Rivals n’était pas observateur.

Il se plaisait dans la maison, trouvait le poète intelligent, original, la femme jolie, l’enfant délicieux, et ne sentait pas, comme l’eût fait un esprit plus fin, par quels liens de hasard ces êtres-là tenaient entre eux, par quelles épingles mal attachées et piquantes ils arrivaient à composer une famille.

Que de fois, vers le milieu du jour, son cheval retenu par la bride à l’anneau de la palissade, le bonhomme s’attardait chez les Parisiens à siroter le grog que Charlotte lui préparait elle-même, et à raconter ses voyages dans l’Indo-Chine à bord de la Bayonnaise ! Jack restait là, dans un coin, attentif, silencieux, pris de cette passion d’aventures que tous les enfants ont en eux et que la vie vient sitôt mater, hélas! avec son nivellement monotone et ses rétrécissements graduels d’horizons.

– Jack! disait brutalement d’Argenton en lui montrant la porte.

Mais le docteur intervenait:

– Laissez-le donc. C’est si amusant d’avoir des petits autour de soi. Ils ont un flair étonnant, ces mâtins-là. Je suis sûr que le vôtre a deviné, rien qu’à me voir, que j’aime les enfants à la folie et que je suis un grand-papa.

Alors il parlait de sa petite-fille Cécile, qui avait deux ans de moins que Jack; et quand il entamait le chapitre des perfections de Cécile, il était encore plus prolixe qu’en racontant ses voyages.

– Pourquoi ne nous l’amenez-vous pas ici, docteur? disait Charlotte. Ils s’amuseraient si bien tous deux.

– Oh! non, madame. La grand’mère ne voudrait pas. Elle ne confie l’enfant à personne, et elle-même ne va nulle part, depuis notre malheur.

Ce malheur, que le vieux Rivals rappelait souvent, était la perte de sa fille et de son gendre, morts tous les deux l’année même de leur mariage, quelque temps après la naissance de Cécile. Un mystère entourait cette double catastrophe. Avec les d’Argenton, la confidence du docteur se bornait toujours à ces mots: «Depuis notre malheur…» et la mère Archambauld, qui était au courant de l’histoire, se renfermait dans des phrases très vagues:

– Ah! dam, oui, dam! c’est des gens qu’ont eu ben du tourment…

Il n’y paraissait guère, à voir l’animation et la gaieté du médecin quand il venait aux Aulnettes. Le grog de Charlotte y était peut-être pour quelque chose, un grog foncé, carabiné, que madame Rivals, si elle l’eût vu, se serait empressée d’éclaircir avec beaucoup d’eau. Quoi qu’il en soit, le bonhomme ne s’ennuyait pas chez les Parisiens, se levait bien des fois pour dire: «Je vais à Ris, à Tigery, à Morsang…» et continuait la conversation commencée, jusqu’au moment où les piaffements de son cheval, qui s’impatientait à la porte, le faisaient se sauver bien vite, en jetant un bonjour au poète, et à Charlotte, préoccupée de son malade, une ordonnance toujours la même: «Donnez-lui de la distraction.»

De la distraction!

Elle ne savait plus que faire, pour lui en procurer. Ils passaient des heures à combiner les repas, ou bien ils partaient en forêt, dans la carriole, emportant leur déjeuner, un filet à papillons, des liasses de journaux ou de livres. Il s’ennuyait.

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