– Eh bien! Jack?
Jack, ahuri d’entendre appeler sa mère Charlotte, ne savait que répondre et chercha si longtemps quelque chose d’assez tendre, d’assez éloquent pour toute cette générosité, qu’il finit par enfouir sa reconnaissance dans un silence profond. Voyant cela, sa mère le poussa dans les bras du poète qui lui accorda un vrai baiser de théâtre, sonore et froid, en ayant l’air encore de réprimer un mouvement de répulsion.
– Ah! cher, que tu es grand, que tu es bon!… murmurait la pauvre femme, pendant que l’enfant, congédié d’un geste, descendait l’escalier bien vite pour cacher son émotion.
Au fond, cette arrivée de Jack dans la maison allait être une distraction pour le poète. La première joie de l’installation passée, il s’était promptement fatigué du tête-à-tête avec Ida, qu’il appelait maintenant Charlotte, en souvenir de l’héroïne de Gœthe, et aussi parce qu’il ne voulait rien lui laisser de l’ancienne Ida de Barancy. Avec elle, il se sentait seul, tellement sa personnalité envahissante s’était imposée à cette malheureuse créature d’esprit borné et de caractère nul.
Elle répétait ses mots, s’imprégnait de ses idées, délayait ses paradoxes en bavardages interminables; de sorte qu’ils ne faisaient qu’un à eux deux, et cette unité, qui peut sembler l’idéal du bonheur dans certaines conditions de vie, était devenue le vrai supplice de d’Argenton, trop batailleur, discuteur, controversant, pour se contenter de cette approbation permanente.
Au moins, maintenant, il aurait quelqu’un à contrarier, à diriger, à morigéner, car il était pion bien plus qu’il n’était poète; et ce fut dans ces dispositions agitées qu’il entreprit l’éducation de Jack avec la ponctualité pompeuse, la solennité méthodique, qu’apportait à ses moindres actions cet éternel pontifiant.
Dès le lendemain, Jack en se réveillant dans sa petite chambre aperçut, glissée entre la rainure de sa glace, une pancarte écrite de la belle écriture impeccable du poète, et sur laquelle on lisait en très gros caractères:
RÈGLEMENT.
C’était un résumé de vie, un plan d’études, la journée divisée en une quantité de petites cases nombreuses, pleines d’occupations jusqu’au bord: À six heures, lever. – De six à sept, déjeuner. – De sept à huit, récitation. – De huit à neuf… Et ainsi de suite.
Les jours réglés de la sorte ressemblaient à des fenêtres dont les persiennes fermées laissent passer à peine entre leurs lames compactes assez de souffle pour respirer, et de lumière pour contenter les yeux. Ordinairement, ces règlements ne sont faits que pour être aussitôt dérangés; mais d’Argenton avait une sévérité vétilleuse qui ne souffrait aucune inexactitude. À cela se joignait la manie du système, à laquelle l’ancien professeur du gymnase Moronval n’avait pu naturellement se soustraire.
Le système de d’Argenton consistait à mêler dans la tête du commençant les connaissances les plus diverses, le latin, le grec, l’allemand, l’algèbre, la géométrie, l’anatomie, la syntaxe, avec toutes les études élémentaires indispensables. À la nature ensuite de démêler, de caser, de distribuer tout ce fatras.
Le système pouvait être excellent, mais soit qu’il parût trop vaste à l’intelligence de l’enfant, soit que le professeur manquât d’habileté à appliquer ses théories, Jack ne sut pas en profiter. Il était pourtant assez avancé pour son âge, et plus intelligent, malgré son éducation décousue, qu’on ne l’est d’ordinaire à onze ans. Mais ce qu’il y avait de confus, de tumultueux dans ses premières années d’étude, se compliquait encore du système agglomérant auquel son nouveau maître le soumettait. Puis, il était terrifié par ce personnage imposant; et surtout, la nature le troublait, arrivait à l’absorber tout entier.
Transporté tout à coup de la petite cour moisie du gymnase Moronval, de l’affreux passage des Douze-Maisons, en pleine campagne, il était saisi, envahi par la vision de la nature et son contact perpétuel.
Quand, aux heures les plus belles de l’après-midi, il se trouvait dans la tourelle en face du professeur et des livres, abîmé sur un gros cahier, dont il voyait danser les lignes, il lui prenait des envies folles de s’échapper, d’enjamber quelque article du règlement dans une école buissonnière ardente, exaspérée de liberté.
Vers les fenêtres ouvertes, mai tout en fleurs envoyait ses parfums, la forêt étendait ses houles verdoyantes, et Jack interrompait sa leçon pour suivre des vols s’échappant dans les branches ou la tache rousse qu’un écureuil en promenade mêlait au feuillage sombre de quelque grand noyer. Quel supplice de décliner «Rosa, la rose» en plusieurs langues, tandis que la lisière du bois s’éclairait, à mi-hauteur, du reflet tendre, nouveau, des églantines sauvages! Il ne pensait qu’à cela, être au grand air, au soleil…
– Cet enfant est idiot, s’écria d’Argenton, lorsque à ses questions, à ses arguments, Jack répondait d’un air effaré comme s’il se fût précipité pour répondre des cimes d’arbres qu’il regardait ou du nuage léger en route là-bas vers le couchant. Sa longue taille, très développée pour son âge, ajoutait à son apparence ahurie, et toute la sévérité du poète ne servait qu’à l’interloquer encore; à gêner l’effort impuissant de sa mémoire trop encombrée.
Au bout d’un mois, d’Argenton déclara qu’il y renonçait, qu’il dépensait en pure perte un temps précieux dérobé à de sérieuses occupations. En réalité, il n’était pas fâché de s’arracher lui-même aux multiples exigences de ce règlement de fer qui l’avait asservi, emprisonné aussi bien que l’enfant. De son côté, Ida, ou plutôt Charlotte, accepta très bien cette idée que Jack était un incapable, une intelligence obstruée; elle aimait mieux encore en convenir que d’entendre les scènes douloureuses, les colères, les larmes finales de cette éducation si difficile.
Elle adorait le calme avant tout, et voulait qu’on fût content autour d’elle. Ses vues, étroites comme son esprit, n’allaient jamais au delà de la journée présente et tout avenir lui eût semblé trop cher au prix de sa tranquillité immédiate.
Vous jugez si Jack fut heureux de n’avoir plus sous les yeux cet implacable règlement: À six heures, lever. – De six à sept, déjeuner. – De sept il huit, etc… Le temps lui en parut élargi, allégé. Comme il avait très bien compris qu’il gênait tout le monde dans la maison, rien qu’à la façon dont sa mère l’embrassait, rien qu’à la voix qu’elle prenait pour lui parler devant Lui, il s’échappait des journées entières avec ce dédain absolu de l’heure si naturel aux enfants et aux flâneurs.
Il avait un grand ami, le garde, une grande amie, la forêt. Dès le matin, il s’en allait, arrivait à la petite maison des Archambauld au moment où la femme, avant de partir chez les «Parisiens,» servait le déjeuner de son homme dans la salle proprette et fraîche, tendue d’un papier vert-clair, représentant cent fois de suite, devant le même chasseur à l’affût, le même lapin détalant. De là on passait au chenil plein de chiens en dressage dont les petits cris, les aboiements, les bonds s’élançaient, se pressaient aux barreaux de la grille jusqu’à ce que, lâchée, cette multitude de museaux courts, allongés, fendus, d’oreilles droites, pendantes, frangées, se fût dispersée à tous les coins de la cour dans un premier transport de bonheur et de liberté. Et quels sauts, quelles allures naturelles retrouvées loin de l’écuelle commune et de la paille du chenil! Les danois à taches jaunes, si vite apprivoisés et fournis, les petits bassets épatés, faits pour dévorer le terrain dont leur corps ramassé dans la course semble faire partie, les griffons désordonnés, des poils longs plein les yeux, soyeux, veloutés, secouant des caresses à chacun de leurs mouvements, et les slouguis d’Afrique, un peu trop grands et luxueux pour la chasse, et les lévriers héraldiques, toutes les espèces se trouvaient là. Gravement, le père Archambauld exerçait ses élèves, avec le collier de force, les corrections à coups de fouet, et ces sévérités de l’œil si énervantes pour certaines bêtes qu’elles les domptent, les aplatissent, les allongent à terre, toutes craintives et frémissantes. Jack pensait quelquefois devant un rebelle: «En voilà un qui ne comprend rien au système,» et il aurait voulu l’emmener en forêt, le faire participer à cette bonne insouciance en plein air qui lui donnait à lui-même une surabondance de vie.