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Jack, stupéfait, monta mêlé dans cette foule, et il eut peine à reconnaître l’appartement, tellement toutes les pièces semblaient confondues dans le désordre de leurs meubles transportés d’un en droit à l’autre, déplacés, dépareillés et encore neufs. Les visiteurs ouvraient les tiroirs vides, donnaient de petites tapes sur le bois des bahuts, le cuir tendu des chaises, lorgnaient autour d’eux d’un air impertinent, et quelquefois, en passant devant le piano, une dame élégante, sans s’arrêter ni se déganter, faisait sonner les notes. L’enfant croyait rêver en voyant sa maison envahie par cette cohue où il ne reconnaissait personne, où il passait inaperçu comme n’importe quel étranger.

Et sa mère, où était-elle?

Il essaya d’entrer dans le salon; mais la foule s’y pressait, regardant quelque chose au fond de la pièce, et Jack, trop petit pour pouvoir rien distinguer, entendait seulement crier des chiffres et les petits coups secs d’un marteau frappant sur une table.

«Un lit d’enfant à baldaquin, doré et capitonné!…»

Jack vit passer près de lui, entre de grosses pattes noires, le petit lit que «bon ami» lui avait donné et où il avait fait ses plus jolis rêves. Il voulait crier: «Mais il est à moi, ce lit! Je ne veux pas qu’on l’emporte…» Une honte le retint; et il était là, stupide, errant, éperdu, cherchant sa mère de pièce en pièce, dans la confusion de cet appartement tout grand ouvert, où entraient le tumulte du boulevard et sa lumière éblouissante, quand il se sentit arrêter par le bras au passage:

– Comment! monsieur Jack, vous n’êtes donc plus à la pension?

C’était Constant, la femme de chambre de sa mère, Constant endimanchée, coiffée d’un bonnet à rubans roses comme une ouvreuse de théâtre, très rouge, affairée, l’air important.

– Où est maman? lui demanda l’enfant à voix basse et d’un accent si ému et si anxieux, que le gros factotum en eut le cœur touché.

– Votre mère n’est pas ici, mon pauvre petit.

– Et où est-elle?… Qu’est-ce qu’il y a?… Qu’est-ce que c’est que tout ce monde?

– C’est du monde qui est venu pour la vente. Mais ne restez pas là, monsieur Jack. Descendons dans la cuisine… Nous serons mieux pour causer.

Il y avait grande réunion dans le sous-sol, Augustin, la Picarde, et d’autres domestiques du voisinage. Le Champagne circulait activement sur la table graisseuse où l’avenir de Jack s’était un soir décidé. L’arrivée de l’enfant fit sensation; il fut entouré, choyé par tout l’ancien personnel de la maison, qui regrettait, en somme, une maîtresse facile et peu attentive au gaspillage. Comme il avait peur qu’on le reconduisît au gymnase, Jack eut soin de ne pas dire qu’il s’était échappé, et parla d’un congé imaginaire dont il avait profité pour venir prendre des nouvelles de sa mère.

– Elle n’est pas ici, monsieur Jack, dit Constant d’un air discret, et je ne sais pas si je dois…

Puis emportée d’un bel élan:

– Ma foi! tant pis! On n’a pas le droit de lui cacher où est sa mère, à cet enfant.

Alors elle raconta au petit Jack que madame habitait aux environs de Paris un village qu’on appelait Étiolles. L’enfant se fit répéter ce nom plusieurs fois, Étiolles… Étiolles… et le fixa ainsi dans sa mémoire.

– Est-ce que c’est bien loin d’ici? demanda-t-il négligemment.

– Huit bonnes lieues, répondit Augustin.

Mais la Picarde, qui avait servi dans les temps du côté de Corbeil, chicana de quelques kilomètres. Il s’ensuivit une longue discussion sur la route à prendre pour aller à Étiolles, et Jack écouta avec la plus grande attention, car il était déjà décidé à faire tout seul et à pied ce long voyage. On passait par Bercy, Charenton, Villeneuve-Saint-Georges; là, on tournait sur la droite, et, lâchant la route de Lyon pour prendre celle de Corbeil, on longeait la Seine et la forêt de Sénart jusqu’à Étiolles.

– C’est bien ça, disait Constant… C’est tout au bord d’un bois que madame habite… Une jolie petite maison où il y a du latin sur la porte.

Jack ouvrait ses oreilles tant qu’il pouvait, essayait de retenir tous ces noms, surtout celui du côté de Paris par lequel il devait sortir, Bercy, et celui du pays où il se rendait, Étiolles. Cela faisait dans son esprit deux points lumineux entre lesquels s’allongeait une grande course dans le noir et l’incertain.

La distance ne l’effrayait pas: «Je marcherai toute la nuit, se disait-il… Si petites que soient mes jambes, je ferai bien huit lieues en y mettant ce temps-là.» Puis, tout haut: «Allons, je m’en vais… Il faut que je retourne au gymnase…» Il avait bien encore quelque chose à demander, une question qui lui brûlait le bord des lèvres. Est-ce que d’Argenton était à Étiolles? Allait-il retrouver entre sa mère et lui cette influence qu’il devinait si funeste?… Mais il n’osa pas interroger Constant là-dessus. Sans connaître précisément la vérité, il sentait bien que c’était là le côté peu honorable de la vie de sa mère, et il n’en parla pas.

– Allons, adieu, monsieur Jack!

Les servantes l’embrassèrent, le cocher lui donna une forte poignée de main; puis il se retrouva sous le vestibule, parmi l’encombrement de la fin de la vente, le commissaire-priseur s’en allant suivi de son crieur, les Auvergnats qui se disputaient en emportant les meubles. Sans s’arrêter au milieu de cette inexplicable déroute, pendant que le nid où il était venu chercher un refuge s’éparpillait à tous les coins de la ville, l’enfant, solitaire, jeté lui-même dans la rue par le dispersement de ce logis, d’aventurière, entreprenait le grand voyage qui devait le rapprocher de son unique protection.

Bercy!

Jack se rappelait être allé là, il n’y avait pas longtemps, avec Moronval, quand ils couraient à la recherche de Mâdou. Le chemin n’était pas difficile, on n’avait qu’à gagner la Seine et à la suivre en remontant toujours. C’était loin, par exemple, oh! bien loin; mais la peur de retomber aux mains du mulâtre lui fit arpenter rapidement la distance. À chaque instant une transe nouvelle le forçait à hâter le pas. Tantôt c’étaient les grandes ailes du chapeau de Moronval, dont l’ombre semblait passer sur un mur, tantôt une marche pressée qui s’acharnait derrière lui, sur ses talons. Le regard inquisiteur des sergents de ville le terrifiait; et dans les mille cris de Paris, dans le roulement de ses voitures, les conversations des passants, ce souffle haletant d’une grande ville active, il croyait toujours entendre ce mot mille fois répété: «Arrêtez-le… arrêtez-le!…» Pour échapper à ces obsessions, il descendit au long de la berge et se mit à courir de toutes ses forces sur le pavé étroit et net qui borde l’eau.

Le jour finissait. Le fleuve, très lourd, très haut, et jaune de toutes les pluies tombées, se heurtait pesamment aux arches des ponts où luisaient de gros anneaux de fer. Le vent soufflait, promenant les derniers rayons du couchant. Tout s’animait de la hâte où meurent nos journées de Paris, si pressées et si pleines. Les femmes sortaient des lavoirs, chargées de paquets de linge mouillé, toutes plaquées de ces teintes sombres que l’eau éclabousse sur les maigres étoffes rapidement pénétrées. Des pêcheurs à la ligne remontaient avec des gaules, des paniers, frôlant des chevaux qu’on ramenait de l’abreuvoir. Les tireurs de sable attendaient à la porte de ces petits bureaux où l’on solde leur paye; et toute une population riveraine, des mariniers, des débardeurs avec leurs dos voûtés, leurs capuchons de laine, circulait sur le bord, mêlée à une autre race, louche et terrible, rôdeurs de rivière, pilleurs d’épaves, écumeurs de la Seine, capables de vous tirer de l’eau pour quinze francs et de vous y jeter pour cent sous. De temps en temps, parmi ces hommes, quelqu’un se retournait pour voir passer cette petite tunique de collégien qui se hâtait si fort et paraissait si menue dans le paysage grandiose des bords de la Seine.

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