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– C’est fini, Mâdou!

Le petit roi n’en dit pas davantage ce soir-là, tellement il était exténué, et son voisin de lit dut s’endormir sans en savoir plus long.

Au milieu de la nuit, Jack fut réveillé en sursaut. Mâdou riait, chantait, parlait tout seul avec une volubilité extraordinaire et dans la langue de son pays. Le délire commençait.

Au matin, le docteur Hirsch, que l’on avait fait venir en toute hâte, déclara que Mâdou était très malade.

«Une bonne petite méningo-encéphalite,» disait-il en frottant les unes contre les autres ses phalanges jaunes et luisantes comme un jeu d’osselets. Ses lunettes étincelaient. Il avait l’air ravi.

Un homme terrible, ce docteur Hirsch! La tête farcie de lectures scientifiques, de toutes les utopies, de toutes les théories, trop paresseux et décousu dans ses idées pour un travail suivi, il avait pris à peine une ou deux inscriptions médicales, recouvrant son ignorance réelle d’un fatras d’études compliquées sur les médecines indienne, chinoise, chaldéenne. Même il s’occupait de magie, et quand une vie humaine tombait par hasard en son pouvoir, il songeait aux mystères de l’envoûtement, aux recettes ténébreuses et dangereuses des sorcières.

Madame Moronval était d’avis d’appeler un vrai médecin à l’aide de cette science en délire, mais le directeur, moins compatissant et ne se souciant pas de faire des frais dont il ne serait peut-être jamais remboursé, trouva que c’était bien assez du docteur Hirsch pour soigner ce macaque et le lui abandonna complètement.

Tenant à avoir son malade bien à lui, sans partage, l’étrange docteur prit le prétexte d’une complication qui pouvait rendre la maladie contagieuse, pour faire transporter le lit de Mâdou à l’autre bout du jardin, dans une espèce de «resserre» vitrée comme tous les bâtiments de l’ancienne photographie hippique et dans laquelle se trouvait une cheminée.

Pendant huit jours, il put essayer sur sa petite victime, toutes les médecines des peuples les plus barbares, la torturer à sa guise; l’autre ne résistait pas plus qu’un chien malade. Quand le docteur, chargé de petites fioles mal bouchées, remplies et composées par lui de paquets de poudres odorantes et variées, entrait dans la «resserre,» en fermant soigneusement la porte derrière lui, on pensait:

«Que va-t-il lui faire?»

Et les «petits pays chauds,» pour qui un médecin était toujours un peu un mage, un sorcier, avaient des hochements de tête, des roulements d’yeux en le voyant.

Mais il leur était défendu d’approcher, à cause de l’épidémie, et cela faisait un coin mystérieux dans le fond du jardin, un coin enveloppé d’ombre, de mystère, de terreur, où semblait se préparer un événement bien plus occulte et effrayant que toutes les drogues du docteur.

Jack aurait désiré pourtant voir son ami Mâdou, franchir cette porte close, murée par une infatigable surveillance. Enfin, à force de guetter, il saisit un moment où le docteur, à la recherche de quelque médicament oublié, venait de s’élancer vers le passage, pour entrer avec le grand Saïd dans cette infirmerie improvisée.

C’était un de ces endroits à demi rustiques où l’on abrite des instruments de jardinage, des boutures de fleurs, des plantes frileuses. Le lit de fer où Mâdou était couché reposait sur la terre battue. On voyait dans les coins des pots de terre jaune empilés les uns dans les autres, des morceaux de treillages, des vitres cassées, d’un joli bleu, de ce bleu d’atmosphère que forment des couches d’air superposées. Des lianes fanées, de gros paquets de racines mortes complétaient cet aspect désolé; et, dans la cheminée, comme si quelque petite plante des tropiques sensible au froid et fragile se fût abritée là, le feu flambait, remplissant la serre d’une chaleur étouffante et somnolente.

Mâdou ne dormait pas. Sa pauvre petite figura de plus en plus rabougrie, ternie, avait toujours la même expression d’indifférence absolue. Ses mains noires se crispaient sur le drap. Il y avait quelque chose d’animal dans l’abandon de son être, ce renoncement à tout ce qui l’entourait, et la façon dont il se tournait vers le mur, comme si des routes invisibles se fussent ouvertes pour lui entre les pierres blanchies à la chaux, et que chaque lézarde du vieux bâtiment fût devenue une échappée lumineuse vers un pays connu de lui seul.

Jack s’approcha du lit:

– C’est moi, Mâdou… C’est moucié Jack.

L’autre le regarda sans comprendre, sans répondre; il ne savait plus le français. Toutes les méthodes du monde n’auraient rien pu y faire. Peu à peu la nature reprenait ce petit sauvage; et dans le délire où l’on ne s’appartient plus, où l’instinct efface toutes les choses apprises, Mâdou ne parlait que le Dahomyen. Jack lui dit encore quelques mots tout doucement, tandis que Saïd, plus âgé, s’éloignait vers la porte, plein de terreur et d’angoisse, saisi par le froid que les grandes ailes de la mort agitent autour d’elle, alors qu’elle descend lentement, comme un oiseau qui plane, sur le front assombri des agonisants. Tout à coup Mâdou poussa un long soupir… Les deux enfants se regardèrent.

– Je crois qu’il dort… murmura Saïd très pâle.

Jack, très troublé aussi, répondit tout bas:

– Oui, tu as raison, il dort… allons-nous-en.

Et tous deux sortirent précipitamment, abandonnant leur camarade à je ne sais quelle ombre sinistre qui l’enveloppait, plus frappante encore dans cet endroit bizarre où tombait un jour verdâtre, indéfinissable, un jour de fond de jardin à l’heure du crépuscule.

Maintenant, la nuit est venue. Dans le chenil silencieux et noir dont les enfants ont refermé la porte en sortant, la flamme du foyer brille, se reflète, s’allonge dans tous les coins comme si elle cherchait quelqu’un qu’elle ne retrouve plus. Elle allume d’un éclair les vitres entassées, plonge jusqu’au fond des vases à fleurs, grimpe le long des vieux treillages appuyés au mur, s’agite, court sans cesse, ne trouvant rien, toujours rien. Elle se promène sur le lit en fer, sur cette petite casaque rouge dont les manches s’allongent paisiblement dans une attitude de repos; mais il paraît que là encore il n’y a plus rien, car la flamme continue à courir au plafond, sur la porte, à rôder, à frémir, jusqu’au moment où lasse, épuisée, découragée, comprenant que le feu est inutile, qu’elle n’a plus personne à réchauffer ici, elle rentre dans les cendres et s’éteint, elle aussi, comme le petit roi frileux qui l’avait tant aimée.

… Pauvre Mâdou! L’ironie de son destin le poursuivant jusque dans la mort, le maître de pension hésita longtemps s’il fallait l’enterrer comme un domestique ou comme une Altesse Royale. D’un côté se présentait la question d’économie, de l’autre un intérêt de réclame et de vanité qui l’emporta. Après beaucoup d’indécision, Moronval se dit qu’il fallait frapper un grand coup et que, le petit roi n’ayant pas rapporté de son vivant tout ce qu’on en attendait, il était juste de profiter de sa mort.

On organisa donc de pompeuses funérailles.

Tous les journaux reproduisirent une biographie du petit roi de Dahomey, biographie bien courte, hélas! et proportionnée à la durée de son existence, mais entourée, enveloppée d’un long panégyrique du gymnase Moronval et de son directeur. L’excellence de la méthode Decostère, la science du médecin attaché a la personne de l’enfant royal, la salubrité de l’institution, rien n’avait été oublié, et ce qu’il y eut de plus touchant dans ces éloges, ce fut leur unanimité, leur conformité d’expressions.

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