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Dix heures, onze heures, pas de Mâdou. La leçon était finie depuis longtemps. C’était l’heure où d’ordinaire montaient de la cuisine en sous-sol, si étroite pourtant et si pauvre, des odeurs chaudes qui surexcitaient l’appétit féroce des collégiens. Ce matin-là rien, ni légumes ni viande, et toujours pas de Mâdou.

– Il lui sera peut-être arrivé quelque chose… disait madame Moronval, plus indulgente que son maussade époux, qui de temps en temps s’en allait guetter, la matraque à la main, à la porte du passage, l’arrivée du négrillon.

Enfin les douze coups de midi sonnèrent à toutes les horloges, à toutes les pendules, à tous les clochers du voisinage, apportant cette heure du déjeuner qui partage le travail de la journée en deux portions à peu près égales. Cette joyeuse sonnerie vibra d’une façon sinistre dans les estomacs creux de tous les habitants du gymnase. Et pendant que le silence se faisait parmi les fabriques d’alentour, et que même des masures du passage tous les feux allumés envoyaient des bruits de fritures et des fumets appétissants, les maîtres et les élèves désœuvrés se livraient à cette attente folle de la manne qui manquait.

Voyez-vous cette institution affamée, sans vivres, perdue comme un radeau en détresse, au milieu d’un océan de déjeuneurs?

Les petits «pays chauds» avaient les traits tirés, les yeux agrandis, et sentaient se réveiller en eux, avec les crampes de la faim, leurs anciennes férocités de cannibales. Vers deux heures pourtant, madame Moronval-Decostère se décida, malgré son aristocratie native, à aller acheter de la charcuterie, n’osant confier la commission à aucun de ces petits affamés capables de tout dévorer en route.

Quand elle revint, chargée d’énormes pains et de papiers huileux, on l’accueillit d’un hourrah enthousiaste, et alors seulement, comme si toutes les imaginations exténuées se fussent ranimées au moment du repas, chacun fit part aux autres des suppositions, des craintes provoquées par le départ du petit roi. Moronval, lui, ne croyait pas aux accidents; il avait de trop bonnes raisons pour prévoir une escapade.

– Combien avait-il d’argent sur lui? demanda-t-il.

– Quinze francs!… répondit timidement sa femme.

– Quinze francs!… Alors c’est sûr, il aura filé.

– Ce n’est pourtant pas avec quinze francs qu’il pourra regagner le Dahomey, dit le docteur.

Moronval secoua la tête et s’en alla tout de suite faire sa déclaration au commissaire du quartier.

C’était une mauvaise affaire qui lui arrivait là. Il fallait à tout prix retrouver l’enfant, l’empêcher d’arriver jusqu’à Marseille. Le mulâtre avait peur des observations de «moucié Bonfils.» Puis le monde est si méchant. Le petit roi pouvait se plaindre des mauvais traitements qu’on lui avait fait subir, discréditer le pensionnat. Aussi, dans sa déposition chez le commissaire de police, eut-il bien soin de spécifier que Mâdou avait emporté une très grosse somme. Après quoi, il ajouta d’un air désintéressé que la question d’argent le préoccupait fort peu, et qu’il songeait surtout à tous les dangers que courait ce malheureux enfant, ce pauvre petit roi déchu, exilé, sans trône, sans patrie.

Le tigre épongeait ses yeux en parlant. Les policiers le consolaient:

– Nous le retrouverons, monsieur Moronval, soyez sans inquiétude.

Mais M. Moronval était très inquiet, au contraire, et tellement agité, qu’au lieu d’attendre chez lui bien tranquillement le résultat des recherches, comme le lui conseillait le commissaire, il se mit sur-le-champ en campagne, escorté de tous «ses pays chauds,» parmi lesquels notre ami Jack, pour seconder les efforts de la police.

Ce furent des excursions lointaines et variées à toutes les portes de Paris. Le mulâtre interrogeait les douaniers, leur donnait le signalement de Mâdou, pendant que les enfants regardaient sur ces longues routes qui commencent aux octrois s’ils ne voyaient pas s’éloigner, parmi les chariots vides ou quelques régiments en marche, la silhouette noire et simiesque du petit roi. Ensuite on se rendait à la préfecture de police à l’heure du rapport; ou bien l’on entrait dans les postes, le matin, quand s’ouvrent les portes du violon et qu’on opère le premier triage dans ce grand coup de filet nocturne où se débattent tant de misères et tant d’infamies.

Ah! il en ramène de la vase, l’horrible filet, en plongeant jusqu’aux fonds grouillants de la grande ville; quelquefois cette vase est rouge, et quand on la remue, il en monte une odeur fade de crime et de sang.

Quelle singulière idée d’amener là des enfants, de leur remplir les yeux de toutes ces hideurs, de secouer leurs nerfs au tremblement de ces voix suppliantes, aux hurlements, aux malédictions, aux sanglots, aux chansons enragées, à toute cette musique infernale qu’on entend dans les postes remplis et qui leur a valu ce sobriquet grinçant et triste: le violon!

C’était ce que le directeur du gymnase appelait: initier ses élèves à la vie parisienne.

Les «petits pays chauds» ne comprenaient pas bien tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient, mais ils rapportaient de là une impression sinistre; Jack surtout, dont l’intelligence était plus éveillée, plus affinée, revenait de ces promenades le cœur serré, inquiet, sensible, tout effaré de ces dessous d’un Paris entrevu, et songeant parfois avec épouvante: «Mâdou est peut-être là dedans.»

Puis il se rassurait en pensant que le négrillon devait déjà être loin, courant à toutes jambes sur la route de Marseille, qu’il se figurait droite comme un I, avec la mer au bout et des bateaux prêts à partir.

Chaque soir, en rentrant au dortoir, Jack éprouvait un mouvement de joie quand il voyait la place vide de son ami:

«Il court, il court, le petit roi!…» se disait-il, et pour un moment il oubliait les tristesses de sa propre existence, l’abandon inexplicable où sa mère le laissait. Cependant une chose l’inquiétait touchant le voyage de Mâdou. Le temps qui était si beau le jour du départ, avait subitement changé. À présent c’étaient des déluges de pluie, de grêle, de neige même, entre lesquels le printemps cherchait à rassembler ses rayons égarés; à cela il avait grand’peine; et pour quelques éclaircies fortuites, le vent qui soufflait continuellement ramenait des tourbillons de giboulées, si bien que «les petits pays chauds endormis sous leur vitrage crépitant et vibrant, enveloppés de l’air du dehors qui secouait leur frêle bâtisse, la faisait crier et trembler, pouvaient rêver de longues traversées, reconnaître des impressions de pleine mer et de dangers sans abris.

Pelotonné sous ses couvertures pour se soustraire aux terribles vents coulis cinglant et sifflant à travers le dortoir comme des lanières, Jack suivait dans son esprit la route imaginaire qu’avait prise Mâdou-Ghézo. Il le voyait blotti au bord d’un fossé, au coin d’un bois, subissant la rafale et l’ondée, et la petite casaque rouge impuissante à le défendre contre les colères de la saison.

Eh! bien, non, la réalité était encore plus sinistre que toutes ces suppositions.

– Il est retrouvé! cria Moronval un matin en se précipitant dans la salle à manger au moment où l’institution allait se mettre à table… Il est retrouvé. J’ai reçu l’avis de la préfecture de police… Vite, mon chapeau, ma canne!… je cours le réclamer au Dépôt.

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