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Quant à l’hôtel, à la voiture, à ce luxe où elle vivait, la pauvre femme était prête à tout quitter, n’attendant qu’un signe d’Argenton pour congédier «bon ami.»

– Tu verras, lui disait-elle, je t’aiderai, je travaillerai. Et puis je ne serai pas complètement à ta charge. Il me restera toujours bien un peu d’argent.

Mais d’Argenton hésitait encore. C’était, malgré son apparente exaltation, un esprit très froid, très lucide, un bourgeois méthodique et plein d’habitudes, raisonnant jusqu’à ses coups de tête.

– Non, non… Attendons encore… Un jour viendra où je serai riche, et alors…

Il faisait allusion à cette vieille tante de province qui lui servait sa pension, et dont il hériterait infailliblement un jour ou l’autre. Elle était si âgée la chère bonne femme!

Et l’on faisait de beaux projets pour ce moment-là. On s’en irait à la campagne, assez près de Paris pour en avoir la lumière, assez loin pour en éviter le bruit. Ils auraient une petite maison à eux, dont il méditait le plan depuis longtemps, toute basse, avec une terrasse italienne garnie de pampres et une devise au fronton de la porte: Parva domus, magna quies. «Petite maison, grand repos.» Là il travaillerait. Il ferait un livre, son livre, le livre, le Livre, cette Fille de Faust dont il parlait depuis dix ans. Puis, tout de suite après La Fille de Faust, viendraient Les Passiflores, un volume de poésies, Les Cordes d’airain, des satires impitoyables. Il avait ainsi dans l’esprit une foule de titres vacants, des étiquettes d’idées, des dos de volumes sans rien dedans.

Alors, des éditeurs viendraient; ils seraient bien forcés de venir! Il serait riche, célèbre, peut-être de l’Académie, quoique cette institution soit bien tombée, bien vermoulue.

«Mais non, mais non, ça ne fait rien, disait Ida… Il faut en être.» Elle se voyait déjà dans un coin de l’Institut, le jour de la réception, cachée et palpitante, vêtue d’une petite robe modeste, comme il sied à la femme d’un homme célèbre.

En attendant, ils continuaient à manger les poires de «bon ami,» qui était bien le plus commode et le moins clairvoyant des bons amis.

D’Argenton les trouvait excellentes, ces satanées poires, mais il les mangeait avec une mauvaise humeur terrible, des rages, des grincements, et se vengeait sur la pauvre Ida, par quelques petites phrases bien acérées et blessantes, de ce que sa conduite à lui avait d’indélicat.

Des semaines, des mois, se passèrent ainsi; sans apporter d’autres changements dans leur vie à tous qu’un refroidissement très sensible entre Moronval et son professeur de littérature. Le mulâtre, qui attendait toujours que la comtesse prît une décision au sujet de la Revue, soupçonnait d’Argenton d’être hostile à son projet, et ne se gênait pas pour dire toute sa pensée sur ce monsieur.

Un jeudi matin, Jack, qu’on ne faisait plus sortir que rarement, regardait avec tristesse, par les vitres nombreuses de la rotonde de récréation, un beau ciel de printemps, tout bleu, large ouvert, qui faisait rêver de promenade et de liberté.

Le soleil était déjà chaud, les branches des lilas pointées de vert, et la terre inculte du petit jardin avait des soulèvements de vie, comme des bruissements de sources invisibles. Du passage, il venait des cris d’enfants, d’oiseaux en cage. C’était un de ces matins où toutes les fenêtres s’ouvrent pour laisser entrer un peu de lumière dans les maisons et s’évaporer les ombres de l’hiver, tout ce noir dont la longueur des nuits et la fumée des feux emplissent les chambres longtemps closes.

Jack pensait que ce serait bon par un matin pareil de sortir un peu du gymnase, d’avoir un autre horizon que le grand mur tapissé de lierre au pied duquel le jardin finissait dans des amas de cailloux verdis, de feuilles mortes.

Juste à ce moment, la sonnette s’ébranla au-dessus de la porte; il vit entrer sa mère en grande toilette, radieuse, pressée, emportée par une agitation extraordinaire.

Elle venait le chercher pour l’emmener au Bois.

On ne rentrerait que le soir. Une vraie partie fine, comme il en faisait autrefois.

Il fallait aller demander la permission à Moronval; mais comme madame de Barancy apportait le trimestre, vous pensez si la permission fut vite accordée.

Oh! quel bonheur! disait Jack; et pendant que sa mère racontait au mulâtre que M. d’Argenton venait d’être obligé de partir en Auvergne auprès de sa tante qui se mourait, l’enfant traversa rapidement la cour pour aller s’habiller. Sur sa route il rencontra Mâdou. Mâdou, hâve, triste, déjà occupé de tous les soins du ménage, et transportant ses balais et ses seaux sans s’apercevoir que le temps était doux et que l’air se parfumait de sèves nouvelles.

En le voyant, il vint à Jack une idée folle, une de ces idées d’enfant heureux qui veut mettre autour de lui tout à l’unisson de son bonheur:

– Oh! maman, si nous emmenions Mâdou!…

La permission était plus difficile à obtenir, à cause des fonctions multiples du petit roi au gymnase; mais Jack supplia si bien que l’excellente madame Moronval déclara que pour ce jour-là elle se chargerait de toute la besogne du négrillon.

– Mâdou, Mâdou, cria l’enfant en se précipitant dehors, vite, habille-toi, nous t’emmenons avec nous en voiture, nous allons déjeuner au Bois.

Il y eut une minute de confusion. Mâdou était ahuri. Madame Decostère lui cherchait une tunique d’emprunt pour la circonstance. Le petit de Barancy sautait de joie, et madame de Barancy, comme un oiseau bavard que le bruit excite, donnait à Moronval force détails sur le voyage d’Argenton, l’état désespéré de sa santé.

Enfin on partit.

Jack et sa mère s’assirent dans le fond de la victoria, Mâdou sur le siège à côté d’Augustin; c’était peu royal, mais Sa Majesté en avait vu bien d’autres.

Le départ fut charmant, le long de cette avenue de l’Impératrice si large le matin, aérée et familiale. On rencontrait quelques promeneurs, de ceux qui aiment à respirer un peu de soleil avant le mouvement, le bruit, la poussière de la journée, des enfants accompagnés de gouvernantes, des tout petits, portés sur les bras, dans la solennité de leurs longues robes blanches, d’autres, plus grands, les bras et les jambes nus, les cheveux flottants. Des cavaliers passaient aussi, des amazones; et dans l’allée réservée, le sable ratissé fraîchement gardait les traces de ces premières cavalcades et semblait, au pied des pelouses vertes, un chemin de parc bien plus qu’un endroit public. Le même aspect tranquille, luxueux, reposé, s’étendait aux villas éparses dans la verdure et dont les briques roses, les ardoises bleuies par cette belle matinée ressortaient comme lavées de lumière fraîche.

Jack s’extasiait, embrassait sa mère, tirait Màdou par sa tunique:

– Tu es content, Mâdou?

– Oh! bien content, moucié.

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