Depuis, ils étaient tombés si bas dans la misère et les mésaventures commerciales, qu’il y avait plus de trente ans qu’ils ne mettaient plus l’apostrophe de leur nom. En se lançant dans la littérature, Amaury reprit la particule, et ce titre de vicomte auquel il avait droit. Il espérait bien l’illustrer, et dans la ferveur d’ambition des commerçants, il prononça cette phrase impudente: «Je veux qu’on dise un jour le vicomte d’Argenton comme on dit le vicomte de Chateaubriand.
– Et le vicomte d’Arlincourt… répondit Labassindre qui, en sa qualité d’ancien ouvrier devenu chanteur, détestait cordialement la comtesse.
Le poète avait eu une enfance malheureuse et pauvre, sans gaieté ni lumière. Entouré d’inquiétudes et de larmes, de ces soucis d’argent qui fanent si vite les enfants, il n’avait jamais joué ni souri. Une bourse à Louis-le-Grand, en facilitant ses études qu’il fit avec courage jusqu’au bout, continua cette position précaire devenue dépendante. Pour seule distraction, il passait ses vacances et ses jours de sortie chez une sœur de sa mère, excellente femme, qui tenait un hôtel garni dans le Marais et lui donnait de temps en temps de quoi se payer des gants, car la tenue fut de bonne heure un de ses plus chers soucis.
Ces enfances si tristes font des maturités amères. Il faut des bonheurs de vie, des prospérités sans nombre pour effacer l’impression de ces premières années; et l’on voit des hommes riches, heureux, puissants, haut placés, qui semblent ne jamais jouir de la fortune, tellement leur bouche a gardé le tour envieux des anciennes déceptions, et leur allure la timidité honteuse que procure aux corps jeunes et tout neufs le vieil habit ridicule et rapiécé taillé dans les vêtements paternels.
Le sourire amer d’Argenton avait sa raison d’être.
À vingt-sept ans, il n’était encore arrivé à rien qu’à publier à ses frais un volume de poésies humanitaires, qui l’avait mis au pain et à l’eau pendant six mois et dont personne n’avait parlé. Il travaillait pourtant beaucoup, possédait la foi, la volonté; mais ce sont là des forces perdues pour la poésie, à qui l’on demande surtout des ailes. D’Argenton n’en avait pas. Il sentait peut-être à leur place cette inquiétude que laisse un membre absent, mais voilà tout; et il perdait son temps et sa peine en efforts inutiles et infructueux.
Les leçons qu’il donnait pour vivre lui permettaient d’atteindre, à force de privations, la fin de chaque mois, où sa tante, retirée en province, lui envoyait une pension. Tout cela ressemblait bien peu à l’idéal que s’en faisait Ida, à cette vie dissipée de poète mondain, promenée de succès en intrigues dans tous les salons du noble faubourg.
D’une nature orgueilleuse et froide, le poète avait fui jusqu’à ce jour toute liaison sérieuse. Pourtant les occasions ne lui manquaient pas. On sait qu’il se trouve toujours des séries de femmes pour aimer ces êtres-là et mordre à leur «Je crois à l’amour,» comme l’ablette à l’hameçon. Mais pour d’Argenton, les femmes n’avaient jamais été qu’un obstacle, une perte de temps. Leur admiration lui suffisait; il se plaçait à dessein plus haut, dans les sphères où l’on plane, entouré d’adorations auxquelles il dédaignait de répondre.
Ida de Barancy était bien la première qui lui eût fait une réelle impression. Elle ne s’en doutait guère; et chaque fois qu’attirée vers le gymnase plus souvent qu’il n’était nécessaire pour voir son petit Jack, elle se trouvait en face de d’Argenton, c’était toujours avec la même attitude humiliée, la même voix timide qui demandait grâce.
Le poète, de son côté, même après sa visite au boulevard Haussmann, continua à jouer sa comédie d’indifférence; mais cela ne l’empêchait pas de choyer l’enfant en secret, de l’attirer près de lui, de le faire causer sur sa mère, sur cet intérieur dont l’élégance l’avait séduit en l’indignant, par un mélange de vanité et de jalousie amoureuse.
Que de fois, pendant la classe de littérature, – quelle littérature pouvait donc les intéresser, ces «petits pays chauds!» – que de fois il appelait Jack près de sa table pour le questionner… Comment allait sa mère? Qu’est-ce qu’elle faisait? Qu’avait-elle dit?
Jack, très flatté, donnait tous les renseignements qu’on lui demandait, même ceux qu’on ne lui demandait pas. C’est ainsi qu’il introduisait toujours la pensée de «bon ami» dans ces causeries intimes, pensée qui hantait d’Argenton, qu’il essayait d’éloigner, et que ce bambin bouclé, avec sa petite voix câline, lui précisait sans cesse, impitoyablement: «Bon ami était si bon, si complaisant!… Il venait souvent les voir, oh! mais très souvent; et quand il ne venait pas, il envoyait de là-bas des paniers pleins de beaux fruits, des poires grosses comme ça, des joujoux pour le petit Jack… Aussi Jack l’aimait de tout son cœur, allez!»
– Et votre maman, sans doute, l’aime bien, elle aussi? disait d’Argenton, tout en écrivant ou faisant semblant d’écrire.
– Oh! oui, monsieur!… répondait Jack naïvement.
Encore était-ce bien sûr qu’il parlât naïvement? L’âme des enfants est un abîme. On ne sait jamais jusqu’à quel point ils ont la notion des choses qu’ils nous disent. Dans cette germination mystérieuse qui se fait continuellement en eux des sentiments et des idées, il y a des éclosions subites dont rien ne nous avertit, des fragments de compréhension qui arrivent à former un ensemble, rattachés entre eux par des liens que l’enfant saisit tout à coup.
Étaient-ce des rapports de ce genre qui avaient fait comprendre à Jack la rage et la déception de son professeur chaque fois qu’il lui parlait de «bon ami?» Toujours est-il qu’il y revenait sans cesse. Il n’aimait pas d’Argenton. À la répulsion des premiers temps se joignait maintenant un sentiment de jalousie. Sa mère s’occupait trop de cet homme. Pendant les jours de congé ou pendant ses visites, elle lui faisait toutes sortes de questions sur son professeur, s’il était bon avec lui, s’il ne lui avait rien dit pour elle.
– Rien du tout, répondait Jack.
Et pourtant le poète ne manquait jamais de le charger de quelque compliment auprès de la comtesse. Même il lui remit une fois la copie du Credo de l’amour; mais Jack l’oublia d’abord, la perdit ensuite, moitié par étourderie, moitié par ruse.
Ainsi, pendant que ces deux natures dissemblables s’attiraient l’une l’autre par tous les pôles aimantés et contraires, l’enfant se tenait entre elles, défiant, éveillé, comme s’il se doutait déjà qu’il allait se trouver pris, broyé, étouffé dans le choc violent et prévu de leur première rencontre.
Tous les quinze jours, le jeudi, Jack sortait et restait à dîner chez sa mère, quelquefois tout seul avec elle, quelquefois avec «bon ami.» Ces jours-là, on allait au concert, au théâtre. C’était grande fête pour lui et pour tous les «petits pays chauds,» car il revenait toujours les poches pleines, de ces excursions dans la vie de famille.
Un jeudi, en arrivant à l’heure habituelle, Jack vit dans la salle à manger trois couverts mis et un déploiement de cristaux et de fleurs. «Oh! quel bonheur!… se dit-il en entrant… Bon ami est ici.»
Sa mère vint au-devant de lui, belle, très en toilette, ayant dans ses cheveux des brins de lilas blanc semblables à ceux des corbeilles. Un grand feu doux flambait dans le salon où elle l’entraîna en riant: