– Ça se fait… ça se fait… dit le nègre.
Tout à coup, il s’élança pour souffler la lanterne.
– Pas content, moucié Moronval, quand Mâdou laisser lumière…
Puis il rapprocha sa couchette de celle de Jack.
– Toi pas sommeil, lui dit-il. Moi jamais sommeil quand parler Dahomey… Écoute.
Et dans l’ombre, où ses yeux blancs luisaient, le petit nègre commença sa lugubre histoire…
Il s’appelait Mâdou, du nom de son père, l’illustre guerrier Rack-Mâdou Ghézô, un des plus puissants souverains des pays de l’or et de l’ivoire, à qui la France, la Hollande, l’Angleterre, envoyaient des présents, là-bas, de l’autre côté de la mer.
Son père avait de gros canons, des milliers de soldats munis de fusils et de flèches, des troupeaux d’éléphants dressés pour la guerre, des musiciens, des prêtres, des danseuses, quatre régiments d’amazones, et deux cents femmes pour lui tout seul. Son palais était immense, orné de fers de lance, de broderies en coquillages et de têtes coupées qu’on accrochait à la façade après la bataille ou les sacrifices. Mâdou avait été élevé dans ce palais, où le soleil entrait de tous côtés, chauffant les dalles et les nattes étendues. Sa tante Kérika, générale en chef des amazones, prenait soin de lui et, tout petit, l’emportait avec elle dans ses expéditions.
Qu’elle était belle, Kérika, grande et forte comme un homme, en tunique bleue, les jambes et les bras nus chargés de colliers de verroteries, son arc au dos, des queues de cheval flottant et ondulant à sa ceinture, et, sur la tête, dans la laine de ses cheveux, deux petites cornes d’antilope se rejoignant en croissant de lune, comme si les guerrières noires avaient gardé la tradition de Diane, la blanche chasseresse!
Et quel coup d’œil, quelle sûreté de main pour arracher une défense d’ivoire ou pour abattre une tête d’Achanti, d’un seul coup! Mais si Kérika avait des moments terribles, elle était toujours bien douce pour son petit Mâdou, lui donnait des colliers d’ambre et de corail, des pagnes de soie brodés d’or, beaucoup de coquillages qui sont la monnaie de ce pays-là. Même elle lui avait fait présent d’une petite carabine en bronze doré qui lui venait de la reine d’Angleterre, et qu’elle trouvait trop légère pour elle. Mâdou s’en servait, quand il l’accompagnait aux grandes chasses, dans les immenses forêts entrelacées de lianes.
Là, les arbres étaient si touffus, les feuilles si larges, que le soleil ne pénétrait pas sous ces voûtes vertes où les bruits sonnaient comme dans un temple. Mais il y faisait clair quand même, et les fleurs énormes, les fruits mûrs, les oiseaux de toutes couleurs dont les plumes traînaient des hautes branches jusqu’à terre, y brillaient de tous leurs reflets de pierres précieuses.
C’étaient des bourdonnements, des coups d’ailes, des frôlements dans les lianes. Des serpents inoffensifs balançaient leurs têtes plates armées de dards; les singes noirs franchissaient d’un bond les espaces entre les hautes cimes, et des grands étangs mystérieux qui n’avaient jamais reflété le ciel, posés comme des miroirs dans l’immense forêt, semblaient la continuer sous la terre, dans une profondeur de verdure traversée de vols scintillants…
À cet endroit du récit, Jack ne put retenir une exclamation:
– Oh! que ça devait être beau.
– Oui, bien beau, reprit le négrillon, qui exagérait peut-être un peu et voyait son pays à travers le prisme de l’absence, la magie de ses souvenirs d’enfant, et l’enthousiasme doré des peuples du soleil.
– Oh! oui, bien beau!…
Et, encouragé par l’attention de son camarade, il continua son histoire.
La nuit, les forêts changeaient d’aspect.
On bivouaquait dans les jungles, devant de grands feux qui éloignaient les bêtes sauvages rôdant tout autour et faisant un cercle de hurlements à la flamme. Les oiseaux aussi s’inquiétaient dans les branches, et les chauves-souris, silencieuses et noires comme les ténèbres, attirées par la clarté du feu, la franchissaient de leur vol court, pour se réunir au matin sur un arbre immense, dont elles semblaient, immobiles et serrées les unes contre les autres, les feuilles bizarres, desséchées et mortes.
À cette vie d’aventure en plein air, le petit roi devenait robuste et habile à toutes sortes d’exercices guerriers, maniant le sabre, la hache, à l’âge où les enfants s’accrochent encore au pagne de leur mère.
Le roi Rack-Mâdou-Ghézô était fier de son fils, de l’héritier du trône. Mais, hélas! il paraît que ce n’est pas assez, même pour un prince nègre, de savoir tenir une arme et loger une balle dans l’œil d’un éléphant, il faut aussi lire dans les livres des blancs, connaître leur écriture, pour pouvoir faire avec eux le commerce de la poudre d’or, car, disait le sage Rack-Mâdou à son fils: «blanc toujou papié en poche pou moqué nègue.»
Sans doute, on aurait pu trouver en Dahomey un Européen assez savant pour instruire le jeune prince, les drapeaux français et anglais flottant sur les factoreries au bord de la mer, comme aux mâts des vaisseaux amarrés dans les ports. Mais le roi avait été envoyé lui-même par son père dans une ville qu’on appelle Marseille, bien loin, au bout du monde, pour y devenir très savant, et il voulait que son fils reçût la même éducation que lui.
Quel désespoir pour le petit roi de quitter Kérika, de laisser son sabre au fourreau, sa carabine pendue aux murs de la case, et de partir avec «moucié Bonfils,» un blanc de la factorerie qui, tous les ans, allait mettre en sûreté la poudre d’or volée aux pauvres noirs!
Mâdou se résigna pourtant. Il voulait être roi un jour, commander aux amazones de son père, posséder tous ses champs de blé et de maïs, ses palais remplis de jarres en terre rouge où froidissait l’huile de palme, et tout cet amoncellement d’ivoire, d’or, de minium, de corail. Pour avoir ces richesses, il fallait les mériter, être capable de les défendre à l’occasion, et Mâdou pensait déjà que c’est dur d’être roi et que si l’on a plus de jouissances que les autres hommes, on a bien plus de peine aussi.
Son départ fut l’occasion de grandes fêtes publiques, de sacrifices aux fétiches, aux divinités de la mer. Tous les temples furent ouverts pour la solennité, tout le peuple oisif en prières, et au dernier moment, le navire étant prêt à appareiller, le bourreau amena sur le rivage quinze prisonniers Achantis, dont les têtes coupées tombèrent, ruisselantes et sonores, dans un grand bassin de cuivre rouge.
– Miséricorde!… interrompit Jack éperdu, blotti sous ses couvertures.
Le fait est qu’il n’est pas rassurant d’entendre raconter de pareilles histoires par celui-là même qui en a été le héros. Il y avait de quoi vraiment terrifier les plus braves; pour se rassurer, il fallait se dire bien vite qu’on était dans le pensionnat Moronval, au beau milieu des Champs-Élysées, et non dans ce terrible Dahomey.
Mâdou, s’apercevant de l’émotion de son auditoire, n’insista pas sur les réjouissances publiques qui précédèrent son départ et arriva rapidement à son séjour au lycée de Marseille.