Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Surtout, ramène-la avec toi, pour être sûr qu’elle viendra… De revoir sa mère, cela lui fera du bien à ce malheureux. Il n’en parle jamais. Il est si fier!… Mais je parie bien qu’il y pense.

Bélisaire ne la ramenait pas. Aussi était-il désolé en revenant, et inquiet de l’accueil qu’il allait recevoir. Madame Bélisaire, son enfant endormi sur les genoux, causait à voix basse avec madame Levindré devant un feu maigre et triste, ce que le peuple appelle un «feu de veuve,» tout en écoutant vers l’alcôve la respiration pénible de Jack et l’horrible toux qui l’étranglait. On n’eût jamais reconnu dans cette pièce démeublée et lugubre la mansarde claire, ouvrant sur la cour, où le travail chantait dès le matin comme une alouette parisienne. Plus de traces de livres ni d’études. Rien qu’un pot de tisane fumant sur la cheminée, emplissant la chambre de cet air composé, vague et lourd, qui flotte autour de la maladie. Là dedans, des chuchotements, un bruit de pincettes, et le pas de Bélisaire qui rentrait.

– Tout seul?… demanda la porteuse de pain.

Il raconta à voix basse qu’on ne lui avait pas laissé voir la mère de Jack, que les grosses moustaches ne lui avaient pas permis d’entrer.

– En voilà des gueux!… Mais tu n’as donc pas de sang dans les veines!… Je te reconnais bien là avec tes peurs… Il fallait le pousser, entrer de force et crier à cette gueuse: Madame, votre enfant va mourir.

Quel magnifique regard de mère elle jeta à son petit endormi sur ses genoux!

– Ah! mon pauvre Bélisaire, tu ne seras jamais qu’une pauvre poule mouillée.

Le camelot baissait la tête. Il s’attendait bien à être secoué en revenant, mais il n’était pas maître de sa timidité, l’habitude de s’en aller sur les chemins et par les rues avec une permission de forain, à la merci des gendarmes et des sergents de ville, lui ayant donné une humilité courbée, que toutes les vaillances de sa femme ne parvenaient pas à redresser.

– Si j’y étais allée, moi, je suis bien sure que je l’aurais ramenée… disait la brave personne en serrant les poings.

– Laissez donc, ma chère, ripostait aigrement madame Levindré, vous ne savez pas ce que c’est que ces femmes-là.

Elle disait «ces femmes-là,» depuis que le départ d’Ida de Barancy lui avait ôté tout espoir pour sa machine à coudre ou la commandite de son mari. Celui-ci venait d’entrer aussi. Tous les soirs, avec cette facilité des clefs sur les portes adopté dans les intérieurs pauvres, on voisinait chez le malade, sous prétexte de prendre de ses nouvelles. En apprenant que la dame n’était pas venue, M. Levindré commença une longue tirade sur la Phryné moderne, honte de nos sociétés, et déroula une fois de plus son système politique qui débarrasserait le monde de toutes ces scories. Les autres écoutaient, la bouche ouverte, ce bavard somnolent et intarissable, pendant que le vent soufflait sur les tisons éteints et que la grosse toux de Jack résonnait sous ses draps.

– Ce n’est pas tout ça, dit madame Bélisaire qui ne s’égarait jamais longtemps loin de son sujet. Qu’est-ce que nous allons faire? Nous ne pouvons pas laisser ce pauvre garçon s’en aller faute de soins.

Les Levindré opinèrent:

– Il faut faire ce que le médecin vous a dit. Il faut le conduire au parvis Notre-Dame, au bureau central. Là, on lui donnera une carte d’entrée pour un hospice.

– Chut!… chut!… pas si fort!… dit Bélisaire en leur montrant l’alcôve où le malade s’agitait dans la fièvre. Il y eut un moment de silence, pendant que les draps froissés faisaient crier leur grosse toile.

– Je suis sûr qu’il vous a entendus, ajouta le camelot d’un air fâché.

– Le beau malheur!… Ce n’est ni votre frère, ni votre fils; et vous vous débarrasseriez joliment en le conduisant à l’hôpital.

– C’est le Camarade! dit Bélisaire, en mettant dans sa façon de parler toute la fierté et le dévouement de son brave cœur naïf. Ce fut si émouvant que la porteuse de pain en devint toute rouge, et regarda son mari avec des yeux brillants de larmes. Les Levindré s’en allèrent en haussant les épaules; et quand ils furent partis, la chambre parut tout de suite moins dénuée et moins froide.

Jack avait entendu. Il entendait tout ce qu’on disait. Le plus souvent, depuis que cette rechute terrible de sa maladie de poitrine, jointe à la déception navrante de son amour, le tenait cloué dans son lit, il ne dormait pas, mais se détournait à dessein de la vie qui l’entourait, se renfermait dans un mutisme que la fièvre elle-même et ses hallucinations ne parvenaient pas à vaincre. Ses yeux, tournés vers le fond de l’alcôve, restaient grands ouverts tout le jour, et si la muraille, la sombre muraille, ridée et lézardée comme un visage de vieille femme, avait pu parler, elle aurait raconté que dans ces yeux fixes de somnambule était écrit en lettres de flamme: «Malheur complet… désespoir sans bornes…» Elle seule voyait cela; car le malheureux ne se plaignait jamais. Il essayait même de sourire à sa robuste garde-malade quand elle l’abreuvait de tisanes brûlantes et d’aimables encouragements. C’est ainsi qu’il passait ces longues journées solitaires, où le bruit du travail venait le chercher jusque dans sa mansarde pour lui faire maudire son inaction forcée. Que n’était-il vaillant et fort comme tant d’autres, afin de résister aux désespérances de la vie?… Et encore, pour qui travailler désormais! Sa mère était partie, Cécile ne voulait plus de lui. Ces deux figures de femme le hantaient, ne le quittaient pas. Quand le sourire joyeusement banal et indifférent de Charlotte avait disparu, le visage pur de Cécile, que le mystère de son refus entourait comme d’un voile, se dressait devant lui, et il restait là anéanti, incapable d’un mot ou d’un geste, pendant que les battements de ses tempes et de ses poignets, sa respiration embarrassée, les accès de sa toux creuse se scandaient à l’agitation environnante, au souffle du vent et de la cheminée, au train des omnibus ébranlant le pavé, au bruit ronflant d’un métier dans la mansarde voisine.

Le lendemain de cette conversation auprès du lit de Jack, quand la porteuse de pain, en revenant de sa tournée, son tablier blanc de farine, entra dans la chambre pour avoir des nouvelles de la nuit, elle resta stupéfaite de voir un grand spectre debout, tout habillé, en train de discuter devant le feu avec Bélisaire:

– Qu’y a-t-il donc?… Comment! vous voilà debout!

– Il a voulu se lever, dit le camelot désolé. Il veut aller au parvis Notre-Dame.

– Au parvis Notre-Dame!… Et pourquoi faire?… Vous trouvez que nous ne vous soignons pas bien ici? Qu’est-ce qu’il vous manque?

– Rien, rien, mes bons amis… Vous êtes deux cœurs généreux et dévoués. Mais il m’est impossible de rester ici plus longtemps. Je vous en prie, ne me retenez pas. Il le faut… Je le veux.

– Mais comment allez-vous faire, mon pauvre camarade, faible comme vous êtes?

– Oh! je suis un peu patraque. Mais quand il faut marcher, on marche. Bélisaire me prêtera son bras. Il m’a promené comme cela dans les rues de Nantes, un jour que je n’étais pas aussi solide qu’aujourd’hui.

132
{"b":"125338","o":1}