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Mme Séraphin, en remettant cet ordre au directeur de la prison, ajouta qu’elle était chargée de conduire la Goualeuse auprès des personnes qui s’intéressaient à elle.

D’après les excellents renseignements donnés par l’inspectrice à Mme d’Harville sur Fleur-de-Marie, personne ne douta que celle-ci ne dût sa liberté à l’intervention de la marquise.

La femme de charge du notaire ne pouvait donc en rien exciter la défiance de sa victime.

Mme Séraphin avait, selon l’occasion et ainsi qu’on le dit vulgairement, l’air bonne femme; il fallait assez d’observation pour remarquer quelque chose d’insidieux, de faux, de cruel dans son regard patelin, dans son sourire hypocrite.

Malgré sa profonde scélératesse, qui l’avait rendue complice ou confidente des crimes de son maître, Mme Séraphin ne put s’empêcher d’être frappée de la touchante beauté de cette jeune fille, qu’elle avait livrée tout enfant à la Chouette… et qu’elle conduisait alors à une mort certaine.

– Eh bien! ma chère demoiselle, lui dit Mme Séraphin d’une voix mielleuse, vous devez être bien contente de sortir de prison?

– Oh! oui, madame, et c’est, sans doute, à la protection de Mme d’Harville, qui a été si bonne pour moi…

– Vous ne vous trompez pas… mais venez… nous sommes déjà un peu en retard… et nous avons une longue route à faire.

– Nous allons à la ferme de Bouqueval, chez Mme Georges, n’est-ce pas… madame? s’écria la Goualeuse.

– Oui… certainement, nous allons à la campagne… chez Mme Georges, dit la femme de charge pour éloigner tout soupçon de l’esprit de Fleur-de-Marie, puis elle ajouta, avec un air de malicieuse bonhomie: Mais ce n’est pas tout: avant de voir Mme Georges, une petite surprise vous attend; venez… venez, notre fiacre est en bas… Quel ouf vous allez pousser en sortant d’ici… chère demoiselle!… Allons, partons… Votre servante, messieurs.

Et Mme Séraphin, après avoir salué le greffier et son commis, descendit avec la Goualeuse.

Un gardien les suivait, chargé de faire ouvrir les portes.

La dernière venait de se refermer, et les deux femmes se trouvaient sous le vaste porche qui donne sur la rue du Faubourg-Saint-Denis, lorsqu’elles se rencontrèrent avec une jeune fille qui venait sans doute visiter quelque prisonnière.

C’était Rigolette… Rigolette toujours leste et coquette; un petit bonnet très-simple, mais bien frais et orné de faveurs cerise qui accompagnaient à merveille ses bandeaux de cheveux noirs, encadrait son joli minois: un col bien blanc se rabattait sur son long tartan brun. Elle portait au bras un cabas de paille; grâce à sa démarche de chatte attentive et proprette, ses brodequins à semelles épaisses étaient d’une propreté miraculeuse, quoiqu’elle vînt, hélas! de bien loin, la pauvre enfant.

– Rigolette! s’écria Fleur-de-Marie en reconnaissant son ancienne compagne de prison [18] et de promenades champêtres.

– La Goualeuse! dit à son tour la grisette.

Et les deux jeunes filles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.

Rien de plus enchanteur que le contraste de ces deux enfants de seize ans, tendrement embrassées, toutes deux si charmantes, et pourtant si différentes de physionomie et de beauté.

L’une blonde, aux grands yeux bleus mélancoliques, au profil d’une angélique pureté idéale, un peu pâli, un peu attristé, un peu spiritualisé, de ces adorables paysannes de Greuze, d’un coloris si frais et si transparent… mélange ineffable de rêverie, de candeur et de grâce…

L’autre, brune piquante, aux joues rondes et vermeilles, aux jolis yeux noirs, au rire ingénu, à la mine éveillée, type ravissant de jeunesse, d’insouciance et de gaieté, exemple rare et touchant du bonheur dans l’indigence, de l’honnêteté dans l’abandon et de la joie dans le travail.

Après l’échange de leurs naïves caresses, les deux jeunes filles se regardèrent…

Rigolette était radieuse de cette rencontre… Fleur-de-Marie confuse…

La vue de son amie lui rappelait le peu de jours de bonheur calme qui avait précédé sa dégradation première.

– C’est toi… quel bonheur!… disait la grisette…

– Mon Dieu, oui, quelle douce surprise!… Il y a si longtemps que nous ne sommes vues…, répondit la Goualeuse.

– Ah! maintenant, je ne m’étonne plus de ne t’avoir pas rencontrée depuis six mois…, reprit Rigolette en remarquant les vêtements rustiques de la Goualeuse, tu habites donc la campagne?…

– Oui… depuis quelque temps, dit Fleur-de-Marie en baissant les yeux…

– Et tu viens, comme moi, voir quelqu’un en prison?

– Oui… je venais… je viens de voir quelqu’un, dit Fleur-de-Marie en balbutiant et en rougissant de honte.

– Et tu t’en retournes chez toi? Loin de Paris sans doute? Chère petite Goualeuse… toujours bonne: je te reconnais bien là… Te rappelles-tu cette pauvre femme en couches à qui tu avais donné ton matelas, du linge et le peu d’argent qui te restait, et que nous allions dépenser à la campagne… Car alors tu étais déjà folle de la campagne, toi… mademoiselle la villageoise.

– Et toi, tu ne l’aimais pas beaucoup, Rigolette; étais-tu complaisante! C’est pour moi que tu y venais pourtant.

– Et pour moi aussi… car toi, qui étais toujours un peu sérieuse, tu devenais si contente, si gaie, si folle, une fois au milieu des champs ou des bois… que rien que de t’y voir… c’était pour moi un plaisir… Mais laisse-moi donc encore te regarder. Comme ce joli bonnet rond te va bien! Es-tu gentille ainsi! Décidément… c’était ta vocation de porter un bonnet de paysanne, comme la mienne de porter un bonnet de grisette. Te voilà selon ton goût, tu dois être contente… Du reste, ça ne m’étonne pas… quand je ne t’ai plus vue, je me suis dit: «Cette bonne petite Goualeuse n’est pas faite pour Paris, c’est une vraie fleur des bois, comme dit la chanson, et ces fleurs-là ne vivent pas dans la capitale, l’air n’y est pas bon pour elles… Aussi la Goualeuse se sera mise en place chez de braves gens à la campagne: c’est ce que tu as fait, n’est-ce pas?»

– Oui…, dit Fleur-de-Marie en rougissant.

– Seulement… j’ai un reproche à te faire.

– À moi?…

– Tu aurais dû me prévenir… on ne se quitte pas ainsi du jour au lendemain… ou du moins sans donner de ses nouvelles.

– Je… j’ai quitté Paris… si vite, dit Fleur-de-Marie de plus en plus confuse, que je n’ai pas pu…

– Oh! je ne t’en veux pas, je suis trop contente de te revoir… Au fait, tu as eu bien raison de quitter Paris, va, c’est si difficile d’y vivre tranquille; sans compter qu’une pauvre fille isolée comme nous sommes peut tourner à mal sans le vouloir… Quand on n’a personne pour vous conseiller… on a si peu de défense… les hommes vous font toujours de si belles promesses; et puis, dame, quelquefois la misère est si dure… Tiens, te souviens-tu de la petite Julie qui était si gentille? Et de Rosine, la blonde aux yeux noirs?

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