– Mon père! reprit Florestan d’une voix altérée, vous étiez là?…
– J’étais là…
– Vous avez entendu?…
– Tout.
– Ah! s’écria douloureusement le vicomte en cachant son visage dans ses mains.
Il y eut un moment de silence.
Florestan, d’abord aussi étonné que chagrin de l’apparition inattendue de son père, songea bientôt, en homme de ressources, au parti qu’il pourrait tirer de cet incident.
«Tout n’est pas perdu, se dit-il. La présence de mon père est un coup du sort. Il sait tout, il ne voudra pas laisser flétrir son nom; il n’est pas riche, mais il doit toujours posséder plus de vingt-cinq mille francs. Jouons serré… De l’adresse, de l’entrain, de l’émotion… je laisse reposer la duchesse et je suis sauvé!»
Puis, donnant à ses traits charmants une expression de douloureux abattement, mouillant son regard des larmes du repentir, prenant sa voix la plus vibrante, son accent le plus pathétique, il s’écria en joignant les mains avec un geste désespéré:
– Ah! mon père… je suis bien malheureux!… Après tant d’années… vous revoir… et dans un tel moment!… Je dois vous paraître si coupable! Mais daignez m’écouter, je vous en supplie; permettez-moi, non de me justifier, mais de vous expliquer ma conduite… Le voulez-vous, mon père?…
M. de Saint-Remy ne répondit pas un mot; ses traits restèrent impassibles; il s’assit dans un fauteuil, où il s’accouda, et là, le menton appuyé sur la paume de sa main, il contempla le vicomte en silence.
Si Florestan eût connu les motifs qui remplissaient l’âme de son père de haine, de fureur et de vengeance, épouvanté du calme apparent du comte, il n’eût pas sans doute essayé de le duper, ni plus ni moins qu’un bonhomme Géronte.
Mais ignorant les funestes soupçons qui pesaient sur la légitimité de sa naissance, mais ignorant la faute de sa mère, Florestan ne douta pas du succès de sa piperie, croyant n’avoir qu’à attendrir un père qui, à la fois très-misanthrope et très-fier de son nom, serait capable, plutôt que de le laisser déshonorer, de se décider aux derniers sacrifices.
– Mon père, reprit timidement Florestan, me permettez-vous de tâcher, non de me disculper, mais de vous dire par suite de quels entraînements involontaires… je suis arrivé, presque malgré moi, jusqu’à des actions… infâmes… je l’avoue?…
Le vicomte prit le silence de son père pour un consentement tacite et continua:
– Lorsque j’eus le malheur de perdre ma mère… ma pauvre mère qui m’avait tant aimé… je n’avais pas vingt ans… Je me trouvai seul… sans conseil… sans appui… Maître d’une fortune considérable… habitué au luxe dès mon enfance… je m’en étais fait une habitude… un besoin. Ignorant combien il était difficile de gagner de l’argent, je le prodiguais sans mesure… Malheureusement… et je dis malheureusement, parce que cela m’a perdu, mes dépenses, toutes folles qu’elles étaient, furent remarquables par leur élégance… À force de goût, j’éclipsai des gens dix fois plus riches que moi. Ce premier succès m’enivra, je devins homme de luxe comme on devient homme de guerre, homme d’État; oui, j’aime le luxe, non par ostentation vulgaire, mais je l’aime comme le peintre aime la peinture, comme le poëte aime la poésie; comme tout artiste, j’étais jaloux de mon œuvre… et mon œuvre, à moi, c’était mon luxe. Je sacrifiai tout à sa perfection… Je le voulus beau, grand, complet, splendidement harmonieux en toute chose… depuis mon écurie jusqu’à ma table, depuis mon habit jusqu’à ma maison… Je voulus que ma vie fût comme un enseignement de goût et d’élégance. Comme un artiste enfin, j’étais à la fois avide des applaudissements de la foule et de l’admiration des gens d’élite: ce succès si rare, je l’obtins…
En parlant ainsi, les traits de Florestan perdaient peu à peu leur expression hypocrite, ses yeux brillaient d’une sorte d’enthousiasme. Il disait vrai; il avait été d’abord séduit par cette manière assez peu commune de comprendre le luxe.
Le vicomte interrogea du regard la physionomie de son père; elle lui parut s’adoucir un peu.
Il reprit avec une exaltation croissante:
– Oracles et régulateurs de la mode, mon blâme ou ma louange faisaient loi; j’étais cité, copié, vanté, admiré, et cela par la meilleure compagnie de Paris, c’est-à-dire de l’Europe, du monde… Les femmes partagèrent l’engouement général, les plus charmantes se disputaient le plaisir de venir à quelques fêtes très-restreintes que je donnais, et partout et toujours on s’extasiait sur l’élégance incomparable, sur le goût exquis de ces fêtes… que les millionnaires ne pouvaient ni égaler ni éclipser; enfin, je fus ce que l’on appelle le roi de la mode… Ce mot vous dira tout, mon père, si vous le comprenez.
– Je le comprends… et je suis sûr qu’au bagne vous inventeriez quelque élégance raffinée dans la manière de porter votre chaîne… cela deviendrait à la mode dans la chiourme et s’appellerait… à la Saint-Remy, dit le vieillard avec une sanglante ironie… Puis il ajouta: Et Saint-Remy… c’est mon nom!…
Et il se tut, restant toujours accoudé, toujours le menton dans la paume de sa main.
Il fallut à Florestan beaucoup d’empire sur lui-même pour cacher la blessure que lui fit ce sarcasme acéré.
Il reprit d’un ton plus humble:
– Hélas! mon père, ce n’est pas par orgueil que j’évoque le souvenir de ces succès… car, je vous le répète, ce succès m’a perdu… Recherché, envié, flatté, adulé, non par des parasites intéressés, mais par des gens dont la position dépassait de beaucoup la mienne et sur lesquels j’avais seulement l’avantage que donne l’élégance… qui est au luxe ce que le goût est aux arts… la tête me tourna. Je ne calculai plus: ma fortune devait être dissipée en quelques années, peu m’importait. Pouvais-je renoncer à cette vie fiévreuse, éblouissante, dans laquelle les plaisirs succédaient aux plaisirs, les jouissances aux jouissances, les fêtes aux fêtes, les ivresses de toutes sortes aux enchantements de toutes sortes?… Oh! si vous saviez, mon père, ce que c’est que d’être partout signalé comme le héros du jour… d’entendre le murmure qui accueille votre entrée dans un salon… d’entendre les femmes se dire: «C’est lui!… le voilà!…» Oh! si vous saviez…
– Je sais, dit le vieillard en interrompant son fils et sans changer d’attitude, je sais… Oui, l’autre jour, sur une place publique, il y avait foule; tout à coup on entendit un murmure… pareil à celui qui vous accueille quand vous entrez quelque part, puis les regards des femmes surtout se fixèrent sur un très-beau garçon… toujours comme ils se fixent sur vous… et elles se le montraient les unes aux autres en se disant: «C’est lui… le voilà…», toujours comme s’il s’était agi de vous…
– Mais cet homme, mon père?
– Était un faussaire que l’on mettait au carcan.
– Ah! s’écria Florestan avec une rage concentrée; puis feignant une affliction profonde, il ajouta: Mon père, vous êtes sans pitié… Que voulez-vous que je vous dise pourtant? Je ne cherche pas à nier les torts… je veux seulement vous expliquer l’entraînement fatal qui les a causés. Eh bien! oui, dussiez-vous encore m’accabler de sanglants sarcasmes, je tâcherai d’aller jusqu’au bout de cette confession, je tâcherai de vous faire comprendre cette exaltation fiévreuse qui m’a perdu, parce que alors peut-être vous me plaindrez… Oui, car on plaint un fou… et j’étais fou… Fermant les yeux, je m’abandonnais à l’étincelant tourbillon dans lequel j’entraînais avec moi les femmes les plus charmantes, les hommes les plus aimables. M’arrêter, le pouvais-je? Autant dire au poëte qui s’épuise, et dont le génie dévore la santé: «Arrêtez-vous au milieu de l’inspiration qui vous emporte!…» Non, je ne pouvais pas, moi!… Moi!… Abdiquer cette royauté que j’exerçais, et rentrer honteux, ruiné, moqué, dans la plèbe inconnue; donner ce triomphe à mes envieux que j’avais jusqu’alors défiés, dominés, écrasés!… Non, non, je ne le pouvais pas!… Volontairement du moins. Vint le jour fatal où pour la première fois l’argent m’a manqué. Je fus surpris comme si ce moment n’avait jamais dû arriver. Cependant j’avais encore à moi mes chevaux, mes voitures, le mobilier de cette maison… Mes dettes payées, il me serait resté soixante mille francs… peut-être… Qu’aurai-je fait de cette misère? Alors, mon père, je fis le premier pas dans une voie infâme… j’étais encore honnête… je n’avais dépensé que ce qui m’appartenait; mais alors je commençai à faire des dettes que je ne pouvais pas payer… je vendis tout ce que je possédais à deux de mes gens, afin de m’acquitter envers eux, et de pouvoir, pendant six mois encore, malgré mes créanciers, jouir du luxe qui m’enivrait… Pour subvenir à mes besoins de jeu et de folles dépenses, j’empruntai d’abord à des juifs; puis, pour payer les juifs, à mes amis, et, pour payer mes amis, à mes maîtresses. Ces ressources épuisées, il y eut un nouveau temps d’arrêt dans ma vie… D’honnête homme j’étais devenu chevalier d’industrie… mais je n’étais pas encore criminel… Cependant j’hésitai… je voulais prendre une résolution violente… j’avais prouvé dans plusieurs duels que je ne craignais pas la mort… je voulais me tuer!…