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– Comment?

– Un de vos amis a reçu très-heureusement et très à-propos, voyez comme ça se trouve! a reçu un coup d’épée, bien peu grave, il est vrai; mais c’est égal, ça suffira toujours à vous chagriner assez pour qu’il y ait, comme vous le désiriez, une petite tache dans ce trop beau jour. Il est vrai qu’eu égard à cela il vaudrait mieux que le coup d’épée fût plus dangereux, mais il faut se contenter de ce que l’on a.

– Veux-tu te taire!… Et de qui veux-tu parler?

– De M. le duc de Lucenay.

– Il est blessé?

– Une égratignure au bras, M. le duc est venu hier pour voir monsieur, et il a dit qu’il reviendrait ce matin lui demander une tasse de thé…

– Ce pauvre Lucenay! et pourquoi ne m’as-tu pas dit…

– Hier soir je n’ai pu voir M. le marquis.

Après un moment de réflexion M. d’Harville reprit:

– Tu as raison; ce léger chagrin satisfera sans doute la jalouse destinée… Mais il me vient une idée, j’ai envie d’improviser ce matin un déjeuner de garçons, tous amis de M. de Lucenay, pour fêter l’heureuse issue de son duel. Ne s’attendant pas à cette réunion il sera enchanté.

– À la bonne heure, monsieur le marquis! Vive la joie! Rattrapez le temps perdu… Combien de couverts, que je donne les ordres au maître d’hôtel?

– Six personnes dans la petite salle à manger d’hiver.

– Et les invitations?

– Je vais les écrire. Un homme d’écurie montera à cheval et les portera à l’instant; il est de bonne heure, on trouvera tout le monde. Sonne.

Joseph sonna.

M. d’Harville entra dans un cabinet et écrivit les lettres suivantes, sans autre variante que le nom de l’invité:

«Mon cher…, ceci est une circulaire; il s’agit d’un impromptu. Lucenay doit venir déjeuner avec moi ce matin; il ne compte que sur un tête-à-tête; faites-lui la très-aimable surprise de vous joindre à moi et à quelques-uns de ses amis que je fais aussi prévenir. À midi sans faute.»

A. D’HARVILLE

Un domestique entra.

– Faites monter quelqu’un à cheval, et que l’on porte à l’instant ces lettres, dit M. d’Harville; puis, s’adressant à Joseph: Écris les adresses: «M. le vicomte de Saint-Remy…», Lucenay ne peut se passer de lui, se dit M. d’Harville; «M. de Montville…», un des compagnons de voyage du duc; «lord Douglas», son fidèle partner au whist, «le baron de Sézannes», son ami d’enfance… As-tu écrit?

– Oui, monsieur le marquis.

– Envoyez ces lettres sans perdre une minute, dit M. d’Harville. Ah! Philippe, priez M. Doublet de venir me parler.

Philippe sortit.

– Eh bien! qu’as-tu? demanda M. d’Harville à Joseph qui le regardait avec ébahissement.

– Je n’en reviens pas, monsieur; je ne vous ai jamais vu l’air si en train, si gai. Et puis, vous qui êtes ordinairement pâle, vous avez de belles couleurs… vos yeux brillent…

– Le bonheur, mon vieux Joseph, toujours le bonheur… Ah çà, il faut que tu m’aides dans un complot… Tu vas aller t’informer auprès de Mlle Juliette, celle des femmes de Mme d’Harville qui a soin, je crois, de ses diamants…

– Oui, monsieur le marquis, c’est Mlle Juliette qui en est chargée; je l’ai aidée, il n’y a pas huit jours, à les nettoyer.

– Tu vas lui demander le nom et l’adresse du joaillier de sa maîtresse… mais qu’elle ne dise pas un mot de ceci à la marquise!…

– Ah! je comprends, monsieur… une surprise…

– Va vite. Voici M. Doublet.

En effet, l’intendant entra au moment où sortait Joseph.

– J’ai l’honneur de me rendre aux ordres de M. le marquis.

– Mon cher monsieur Doublet, je vais vous épouvanter, dit M. d’Harville en riant; je vais vous faire pousser d’affreux cris de détresse.

– À moi, monsieur le marquis?

– À vous.

– Je ferai tout mon possible pour satisfaire monsieur le marquis.

– Je vais dépenser beaucoup d’argent, monsieur Doublet, énormément d’argent.

– Qu’à cela ne tienne, monsieur le marquis, nous le pouvons; Dieu Merci! nous le pouvons.

– Depuis longtemps je suis poursuivi par un projet de bâtisse: il s’agirait d’ajouter une galerie sur le jardin à l’aile droite de l’hôtel. Après avoir hésité devant cette folie, dont je ne vous ai pas parlé jusqu’ici, je me décide… Il faudra prévenir aujourd’hui mon architecte afin qu’il vienne causer des plans avec moi… Eh bien! monsieur Doublet, vous ne gémissez pas de cette dépense?

– Je puis affirmer à monsieur le marquis que je ne gémis pas…

– Cette galerie sera destinée à donner des fêtes; je veux qu’elle s’élève comme par enchantement: or, les enchantements étant fort chers, il faudra vendre quinze ou vingt mille livres de rente pour être en mesure de fournir aux dépenses, car je veux que les travaux commencent le plus tôt possible.

– Et c’est très-raisonnable; autant jouir tout de suite… Je me disais toujours: «Il ne manque rien à monsieur le marquis, si ce n’est un goût quelconque…» Celui des bâtiments a cela de bon que les bâtiments restent… Quant à l’argent, que monsieur le marquis ne s’en inquiète pas. Dieu merci! il peut, s’il lui plaît, se passer cette fantaisie de galerie-là.

Joseph entra.

– Voici, monsieur le marquis, l’adresse du joaillier; il se nomme M. Baudoin, dit-il à M. d’Harville.

– Mon cher monsieur Doublet, vous allez aller, je vous prie, chez ce bijoutier, et lui direz d’apporter ici, dans une heure, une rivière de diamants, à laquelle je mettrai environ deux mille louis. Les femmes n’ont jamais trop de pierreries, maintenant qu’on en garnit les robes… Vous vous arrangerez avec le joaillier pour le payement.

– Oui, monsieur le marquis. C’est pour le coup que je ne gémirai pas. Des diamants, c’est comme des bâtiments, ça reste; et puis cette surprise fera sans doute bien plaisir à Mme la marquise, sans compter le plaisir que cela vous procure à vous-même. C’est qu’aussi, comme j’avais l’honneur de le dire l’autre jour, il n’y a pas au monde une existence plus belle que celle de monsieur le marquis.

– Ce cher monsieur Doublet, dit M. d’Harville en souriant, ses félicitations sont toujours d’un à-propos inconcevable…

– C’est leur seul mérite, monsieur le marquis, et elles l’ont peut-être, ce mérite, parce qu’elles partent du fond du cœur. Je cours chez le joaillier, dit M. Doublet. Et il sortit.

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