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– J’ai dit la vérité, madame…

– J’en suis certaine… il n’y a qu’à vous voir, qu’à vous entendre, pour vous croire incapable de mentir; mais ce qu’il y a d’incompréhensible dans votre situation augmente, irrite encore mon impatiente curiosité; c’est seulement à cela que vous devez attribuer la vivacité de mes paroles de tout à l’heure. Allons… je l’avoue… j’ai eu tort; car bien que je n’aie d’autre droit à vos confidences que mon vif désir de vous être utile, vous m’avez offert de me dire ce que vous n’avez dit à personne, et je suis très-touchée, croyez-moi, pauvre enfant, de cette preuve de votre foi dans l’intérêt que je vous porte… Aussi, je vous le promets, en gardant scrupuleusement votre secret, si vous me le confiez… je ferai mon possible pour arriver au but que vous vous proposez.

Grâce à ce replâtrage assez habile (qu’on nous passe cette trivialité), Mme d’Harville regagna la confiance de la Goualeuse, un moment effarouchée.

Fleur-de-Marie, dans sa candeur, se reprocha même d’avoir mal interprété les mots qui l’avaient blessée.

– Pardonnez-moi, madame, dit-elle à Clémence; j’ai sans doute eu tort de ne pas vous dire tout de suite ce que vous désirez savoir; mais vous m’avez demandé le nom de mon sauveur… malgré moi je n’ai pu résister au bonheur de parler de lui…

– Rien de mieux… cela prouve combien vous lui êtes reconnaissante. Mais par quelle circonstance avez-vous quitté les honnêtes gens chez lesquels il vous avait placée sans doute? Est-ce à cet événement que se rapporte le serment dont vous m’avez parlé?

– Oui, madame; mais, grâce à vous, je crois maintenant pouvoir, tout en restant fidèle à ma parole, rassurer mes bienfaiteurs sur ma disparition…

– Voyons, ma pauvre enfant, je vous écoute.

– Il y a trois mois environ, M. Rodolphe m’avait placée dans une ferme située à quatre ou cinq lieues d’ici…

– Il vous y avait conduite… lui-même?

– Oui, madame… il m’avait confiée à une dame aussi bonne que vénérable… que j’aimai bientôt comme ma mère… Elle et le curé du village, à la recommandation de M. Rodolphe, s’occupèrent de mon éducation…

– Et monsieur… Rodolphe venait-il souvent à la ferme?

– Non, madame… il y est venu trois fois pendant le temps que j’y suis restée.

Clémence ne put cacher un tressaillement de joie.

– Et quand il venait vous voir, cela vous rendait bien heureuse… n’est-ce pas?

– Oh! oui, madame!… C’était pour moi plus que du bonheur… c’était un sentiment mêlé de reconnaissance, de respect, d’admiration et même d’un peu de crainte…

– De la crainte?

– De lui à moi… de lui aux autres… la distance est si grande!…

– Mais… quel est donc son rang?

– J’ignore s’il a un rang, madame.

– Pourtant, vous parlez de la distance qui existe entre lui… et les autres.

– Oh! madame… ce qui le met au-dessus de tout le monde, c’est l’élévation de son caractère… c’est son inépuisable générosité pour ceux qui souffrent… c’est l’enthousiasme qu’il inspire à tous… Les méchants mêmes ne peuvent entendre son nom sans trembler… ils le respectent autant qu’ils le redoutent… Mais, pardon, madame, de parler encore de lui… je dois me taire… je vous donnerais une idée incomplète de celui que l’on doit se borner à adorer en silence… autant vouloir exprimer par des paroles la grandeur de Dieu.

– Cette comparaison…

– Est peut-être sacrilège, madame… Mais est-ce offenser Dieu que de lui comparer celui qui m’a donné la conscience du bien et du mal, celui qui m’a retirée de l’abîme… celui enfin à qui je dois une vie nouvelle?

– Je ne vous blâme pas, mon enfant; je comprends toutes les nobles exagérations. Mais comment avez-vous abandonné cette ferme où vous deviez vous trouver si heureuse?

– Hélas!… cela n’a pas été volontairement, madame!

– Qui vous y a donc forcée?

– Un soir, il y a quelques jours, dit Fleur-de-Marie, tremblant encore à ce récit, je me rendais au presbytère du village, lorsqu’une méchante femme, qui m’avait tourmentée pendant mon enfance… et un homme son complice… qui était embusqué avec elle dans un chemin creux, se jetèrent sur moi, et, après m’avoir bâillonnée, m’emportèrent dans un fiacre.

– Et dans quel but?

– Je ne sais pas, madame. Mes ravisseurs obéissaient, je crois, à des personnes puissantes.

– Quelles furent les suites de cet enlèvement?

– À peine le fiacre était-il en marche que la méchante femme, qui s’appelle la Chouette, s’écria: «J’ai du vitriol, je vais en frotter le visage de la Goualeuse pour la défigurer.»

– Quelle horreur!… malheureuse enfant!… Et qui vous a sauvée de ce danger?

– Le complice de cette femme… un aveugle, nommé le Maître d’école.

– Il a pris votre défense?

– Oui, madame, dans cette occasion et dans une autre encore. Cette fois une lutte s’engagea entre lui et la Chouette… Usant de sa force, le Maître d’école la força de jeter par la portière la bouteille qui contenait le vitriol. Tel est le premier service qu’il m’ait rendu, après avoir pourtant aidé à mon enlèvement… La nuit était profonde… Au bout d’une heure et demie, la voiture s’arrêta, je crois, sur la grande route qui traverse la plaine Saint-Denis; un homme à cheval attendait à cet endroit… «- Eh bien! dit-il, la tenez-vous enfin? – Oui, nous la tenons! répondit la Chouette, qui était furieuse de ce qu’on l’avait empêchée de me défigurer. Si vous voulez vous débarrasser de cette petite, il y a un bon moyen: je vais l’étendre par terre, sur la route, je lui ferai passer les roues de la voiture sur la tête… elle aura l’air d’avoir été écrasée par accident.»

– Mais c’est épouvantable!

– Hélas! madame, la Chouette était bien capable de faire ce qu’elle disait. Heureusement l’homme à cheval lui répondit qu’il ne voulait pas qu’on me fît mal, qu’il fallait seulement me tenir pendant deux mois enfermée dans un endroit d’où je ne pourrais ni sortir ni écrire à personne. Alors la Chouette proposa de me mener chez un homme appelé Bras-Rouge, maître d’une taverne située aux Champs-Élysées. Dans cette taverne, il y avait plusieurs chambres souterraines; l’une d’elles pourrait, disait la Chouette, me servir de prison. L’homme à cheval accepta cette proposition; puis il me promit qu’après être restée deux mois chez Bras-Rouge, on m’assurerait un sort qui m’empêcherait de regretter la ferme de Bouqueval.

– Quel mystère étrange!

– Cet homme donna de l’argent à la Chouette, lui en promit encore lorsqu’on me retirerait de chez Bras-Rouge et partit au galop de son cheval. Notre fiacre continua sa route vers Paris. Peu de temps avant d’arriver à la barrière, le Maître d’école dit à la Chouette: «Tu veux enfermer la Goualeuse dans une des caves de Bras-Rouge; tu sais bien qu’étant près de la rivière, ces caves sont dans l’hiver toujours submergées!… Tu veux donc la noyer? – Oui», répondit la Chouette.

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