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Au nom de Germain, autre victime du notaire, Mme Séraphin avait redoublé d’attention.

– Et qu’a-t-il donc fait, ce jeune homme, pour être en prison? demanda Fleur-de-Marie.

– Lui! s’écria Rigolette, dont l’attendrissement cédait à l’indignation, il a fait qu’il est poursuivi par un vieux monstre de notaire… qui est aussi le dénonciateur de Louise.

– De Louise, que tu viens voir ici?

– Sans doute; elle était la servante du notaire, et Germain était son caissier… Il serait trop long de te dire de quoi il accuse bien injustement ce pauvre garçon… Mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que ce méchant homme est comme un enragé après ces deux malheureux, qui ne lui ont jamais fait de mal… Mais patience, patience, chacun aura son tour…

Rigolette prononça ces derniers mots avec une expression qui inquiéta Mme Séraphin. Se mêlant à la conversation, au lieu d’y demeurer étrangère, elle dit à Fleur-de-Marie d’un air patelin:

– Ma chère demoiselle, il est tard, il faut partir… on nous attend. Je comprends bien que ce que vous dit mademoiselle vous intéresse, car moi, qui ne connais pas la jeune fille et le jeune homme dont on parle, ça me désole. Mon Dieu! est-il possible qu’il y ait des gens si méchants! Et comment donc s’appelle-t-il, ce vilain notaire dont vous parlez, mademoiselle?

Rigolette n’avait aucune raison de se défier de Mme Séraphin. Néanmoins, se souvenant des recommandations de Rodolphe, qui lui avait enjoint la plus grande réserve au sujet de la protection cachée qu’il accordait à Germain et à Louise, elle regretta de s’être laissé entraîner à dire: «Patience, chacun aura son tour.»

– Ce méchant homme s’appelle M. Ferrand, madame, reprit donc Rigolette, ajoutant très-adroitement, pour réparer sa légère indiscrétion: Et c’est d’autant plus mal à lui de tourmenter Louise et Germain que personne ne s’intéresse à eux… excepté moi… ce qui ne leur sert pas à grand-chose.

– Quel malheur! reprit Mme Séraphin, j’avais espéré le contraire quand vous avez dit: «Mais patience…» Je croyais que vous comptiez sur quelque protecteur pour soutenir ces deux infortunés contre ce méchant notaire.

– Hélas! non, madame, ajouta Rigolette, afin de détourner complètement les soupçons de Mme Séraphin; qui serait assez généreux pour prendre le parti de ces deux pauvres jeunes gens contre un homme riche et puissant, comme l’est ce M. Ferrand?

– Oh! il y a des cœurs assez généreux pour cela! reprit Fleur-de-Marie après un moment de réflexion et avec une exaltation contrainte, oui, je connais quelqu’un qui se fait un devoir de protéger ceux qui souffrent et de les défendre, car celui dont je te parle est aussi secourable aux honnêtes gens que redoutable aux méchants.

Rigolette regarda la Goualeuse avec étonnement et fut sur le point de lui dire, en songeant à Rodolphe, qu’elle aussi connaissait quelqu’un qui prenait courageusement le parti du faible contre le fort; mais, toujours fidèle aux recommandations de son voisin (ainsi qu’elle appelait le prince), la grisette répondit à Fleur-de-Marie:

– Vraiment! tu connais quelqu’un d’assez généreux pour venir aussi en aide aux pauvres gens?…

– Oui… et, quoique j’aie déjà à implorer sa pitié, sa bienfaisance pour d’autres personnes, je suis sûre que s’il connaissait le malheur immérité de Louise et de M. Germain… il les sauverait et punirait leur persécuteur… car sa justice et sa bonté sont inépuisables comme celles de Dieu…

Mme Séraphin regarda sa victime avec surprise. «Cette petite fille serait-elle donc encore plus dangereuse que nous ne le pensions? se dit-elle; si j’avais pu en avoir pitié, ce qu’elle vient de dire rendrait inévitable l’accident qui va nous en débarrasser.»

– Ma bonne petite Goualeuse, puisque tu as une si bonne connaissance, je t’en supplie, recommande-lui ma bonne Louise et mon Germain, car ils ne méritent pas leur mauvais sort, dit Rigolette en songeant que ses amis ne pouvaient que gagner à avoir deux défenseurs au lieu d’un.

– Sois tranquille, je te promets de faire ce que je pourrai pour tes protégés auprès de M. Rodolphe, dit Fleur-de-Marie.

– M. Rodolphe! s’écria Rigolette étrangement surprise.

– Sans doute, dit la Goualeuse.

– M. Rodolphe!… Un commis voyageur?

– Je ne sais pas ce qu’il est… mais pourquoi cet étonnement?

– Parce que je connais aussi un M. Rodolphe.

– Ce n’est peut-être pas le même.

– Voyons, voyons le tien; comment est-il?

– Jeune!…

– C’est ça.

– Une figure pleine de noblesse et de bonté.

– C’est bien ça… mais, mon Dieu! c’est tout comme le mien, dit Rigolette de plus en plus étonnée, et elle ajouta: Est-il brun, a-t-il de petites moustaches?

– Oui.

– Enfin, il est grand et mince… il a une taille charmante… et l’air si comme il faut… pour un commis voyageur… Est-ce toujours bien ça le tien?

– Sans doute, c’est lui, répondit Fleur-de-Marie; seulement, ce qui m’étonne, c’est que tu croies qu’il est commis voyageur.

– Quant à cela, j’en suis sûre… il me l’a dit.

– Tu le connais?

– Si je le connais? c’est mon voisin.

– M. Rodolphe?

– Il a une chambre au quatrième, à côté de la mienne.

– Lui?… Lui?…

– Qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela? C’est tout simple; il ne gagne guère que quinze ou dix-huit cents francs par an; il ne peut prendre qu’un logement modeste, quoiqu’il ait l’air de ne pas avoir beaucoup d’ordre… car il ne sait pas seulement ce que ses habits lui coûtent… mon cher voisin…

– Non… non…, ce n’est pas le même…, dit Fleur-de-Marie en réfléchissant.

– Ah çà! le tien est donc un phénix pour l’ordre?

– Celui dont je te parle, vois-tu, Rigolette, dit Fleur-de-Marie avec enthousiasme, est tout-puissant… on ne prononce son nom qu’avec amour et vénération… son aspect trouble, impose… et l’on est tenté de s’agenouiller devant sa grandeur et sa bonté…

– Alors je m’y perds, ma pauvre Goualeuse; je dis comme toi, ça n’est plus le même, car le mien n’est ni tout-puissant, ni imposant, il est très-bon enfant, très-gai, et on ne s’agenouille pas devant lui; au contraire, car il m’avait promis de m’aider à cirer ma chambre, sans compter qu’il devait me mener promener le dimanche… Tu vois que ça n’est pas un gros seigneur. Mais à quoi est-ce que je pense, j’ai joliment le cœur à la promenade! Et Louise, et mon pauvre Germain! Tant qu’ils seront en prison, il n’y aura pas de plaisir pour moi.

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