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– Que concluez-vous de cela? dit Fouquet avec inquiétude.

– Que pour le moment il s'agit de parer un coup terrible.

– Et comment le parez-vous?

– Attendez… d'Artagnan va venir rendre compte au roi de sa mission.

– Oh! nous avons le temps d'y penser.

– Comment cela?

– Vous avez bonne avance sur lui, je présume?

– Dix heures à peu près.

– Eh bien! en dix heures…

Aramis secoua sa tête pâle.

– Voyez ces nuages qui courent au ciel, ces hirondelles qui fendent l'air: d'Artagnan va plus vite que le nuage et que l'oiseau; d'Artagnan, c'est le vent qui les emporte.

– Allons donc!

– Je vous dis que c'est quelque chose de surhumain que cet homme, monsieur; il est de mon âge, et je le connais depuis trente-cinq ans.

– Eh bien?

– Eh bien! écoutez mon calcul, monsieur: je vous ai expédié M. du Vallon à deux heures de la nuit; M. du Vallon avait huit heures d'avance sur moi. Quand M. du Vallon est-il arrivé?

– Voilà quatre heures, à peu près.

– Vous voyez bien, j'ai gagné quatre heures sur lui, et cependant c'est un rude cavalier que Porthos, et cependant il a tué sur la route huit chevaux dont j'ai retrouvé les cadavres. Moi, j'ai couru la poste cinquante lieues, mais j'ai la goutte, la gravelle, que sais-je? de sorte que la fatigue me tue. J'ai dû descendre à Tours; depuis, roulant en carrosse à moitié mort, à moitié versé, souvent traîné sur les flancs, parfois sur le dos de la voiture, toujours au galop de quatre chevaux furieux, je suis arrivé, arrivé gagnant quatre heures sur Porthos; mais, voyez-vous, d'Artagnan ne pèse pas trois cents livres comme Porthos, d'Artagnan n'a pas la goutte et la gravelle comme moi: ce n'est pas un cavalier, c'est un centaure; d'Artagnan, voyez-vous, parti pour Belle-Île quand je partais pour Paris, d'Artagnan, malgré dix heures d'avance que j'ai sur lui, d'Artagnan arrivera deux heures après moi.

– Mais enfin, les accidents?

– Il n'y a pas d'accidents pour lui.

– Si les chevaux manquent?

– Il courra plus vite que les chevaux.

– Quel homme, bon Dieu!

– Oui, c'est un homme que j'aime et que j'admire; je l'aime, parce qu'il est bon, grand, loyal; je l'admire, parce qu'il représente pour moi le point culminant de la puissance humaine; mais, tout en l'aimant, tout en l'admirant, je le crains et je le prévois. Donc, je me résume, monsieur: dans deux heures, d'Artagnan sera ici; prenez les devants, courez au Louvre, voyez le roi avant qu'il voie d'Artagnan.

– Que dirai-je au roi?

– Rien; donnez-lui Belle-Île.

– Oh! monsieur d'Herblay, monsieur d'Herblay! s'écria Fouquet, que de projets manqués tout à coup!

– Après un projet avorté, il y a toujours un autre projet que l'on peut mener à bien! Ne désespérons jamais, et allez, monsieur, allez vite.

– Mais cette garnison si soigneusement triée, le roi la fera changer tout de suite.

– Cette garnison, monsieur, était au roi quand elle entra dans Belle-Île; elle est à vous aujourd'hui: il en sera de même pour toutes les garnisons après quinze jours d'occupation. Laissez faire, monsieur. Voyez-vous inconvénient à avoir une armée à vous au bout d'un an au lieu d'un ou deux régiments? Ne voyez-vous pas que votre garnison d'aujourd'hui vous fera des partisans à La Rochelle, à Nantes, à Bordeaux, à Toulouse, partout où on l'enverra?

«Allez au roi, monsieur, allez, le temps s'écoule, et d'Artagnan, pendant que nous perdons notre temps, vole comme une flèche sur le grand chemin.

– Monsieur d'Herblay, vous savez que toute parole de vous est un germe qui fructifie dans ma pensée; je vais au Louvre.

– À l'instant même, n'est-ce pas?

– Je ne vous demande que le temps de changer d'habits.

– Rappelez-vous que d'Artagnan n'a pas besoin de passer par Saint-Mandé, lui, mais qu'il se rendra tout droit au Louvre; c'est une heure à retrancher sur l'avance qui nous reste.

– D'Artagnan peut tout avoir, excepté mes chevaux anglais; je serai au Louvre dans vingt-cinq minutes.

Et, sans perdre une seconde, Fouquet commanda le départ.

Aramis n'eut que le temps de lui dire:

– Revenez aussi vite que vous serez parti, car je vous attends avec impatience.

Cinq minutes après, le surintendant volait vers Paris.

Pendant ce temps, Aramis se faisait indiquer la chambre où reposait Porthos.

À la porte du cabinet de Fouquet, il fut serré dans les bras de Pellisson, qui venait d'apprendre son arrivée et quittait les bureaux pour le voir.

Aramis reçut, avec cette dignité amicale qu'il savait si bien prendre, ces caresses aussi respectueuses qu'empressées; mais tout à coup, s'arrêtant sur le palier:

– Qu'entends-je là-haut? demanda-t-il.

On entendait, en effet, un rauquement sourd pareil à celui d’un tigre affamé ou d'un lion impatient.

– Oh! ce n'est rien, dit Pellisson en souriant.

– Mais enfin?…

– C'est M. du Vallon qui ronfle.

– En effet, dit Aramis, il n'y avait que lui capable de faire un tel bruit. Vous permettez, Pellisson, que je m'informe s'il ne manque de rien?

– Et vous, permettez-vous que je vous accompagne?

– Comment donc!

Tous deux entrèrent dans la chambre.

Porthos était étendu sur un lit, la face violette plutôt que rouge, les yeux gonflés, la bouche béante. Ce rugissement qui s'échappait des profondes cavités de sa poitrine faisait vibrer les carreaux des fenêtres.

À ses muscles tendus et sculptés en saillie sur sa face, à ses cheveux collés de sueur, aux énergiques soulèvements de son menton et de ses épaules, on ne pouvait refuser une certaine admiration: la force poussée à ce point, c'est presque de la divinité.

Les jambes et les pieds herculéens de Porthos avaient, en se gonflant, fait craquer ses bottes de cuir; toute la force de son énorme corps s'était convertie en une rigidité de pierre.

Porthos ne remuait pas plus que le géant de granit couché dans la plaine d'Agrigente. Sur l'ordre de Pellisson, un valet de chambre s'occupa de couper les bottes de Porthos, car nulle puissance au monde n'eût pu les lui arracher.

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