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Quant à Buckingham, simplement vêtu d’une veste de satin gris et d’un pourpoint de petit velours violet, le chapeau sur les yeux, sans ordres ni broderies, il ne fut pas plus remarqué que de Wardes, vêtu de noir comme un procureur.

Les gens du duc avaient reçu l’ordre de tenir une barque prête au môle et de surveiller l’embarquement de leur maître, sans venir à lui avant que lui ou son ami appelât.

– Quelque chose qu’ils vissent, avait-il ajouté en appuyant sur ces mots de façon qu’ils fussent compris.

Après quelques pas faits sur la plage:

– Je crois, monsieur, dit Buckingham à de Wardes, je crois qu’il va falloir nous faire nos adieux. Vous le voyez, la mer monte; dans dix minutes elle aura tellement imbibé le sable où nous marchons, que nous serons hors d’état de sentir le sol.

– Milord, je suis à vos ordres; mais…

– Mais nous sommes encore sur le terrain du roi, n’est-ce pas?

– Sans doute.

– Eh bien! venez; il y a là-bas, comme vous le voyez, une espèce d’île entourée par une grande flaque circulaire; la flaque va s’augmentant et l’île disparaissant de minute en minute. Cette île est bien à Dieu, car elle est entre deux mers et le roi ne l’a point sur ses cartes. La voyez-vous?

– Je la vois. Nous ne pouvons même guère l’atteindre maintenant sans nous mouiller les pieds.

– Oui; mais remarquez qu’elle forme une éminence assez élevée, et que la mer monte de chaque côté en épargnant sa cime. Il en résulte que nous serons à merveille sur ce petit théâtre. Que vous en semble?

– Je serai bien partout où mon épée aura l’honneur de rencontrer la vôtre, milord.

– Eh bien! allons donc. Je suis désespéré de vous faire mouiller les pieds, monsieur de Wardes; mais il est nécessaire, je crois, que vous puissiez dire au roi: «Sire, je ne me suis point battu sur la terre de Votre Majesté.» C’est peut-être un peu bien subtil, mais depuis Port-Royal vous nagez dans les subtilités. Oh! ne nous en plaignons pas, cela vous donne un fort charmant esprit, et qui n’appartient qu’à vous autres. Si vous voulez bien, nous nous hâterons, monsieur de Wardes, car voici la mer qui monte et la nuit qui vient.

– Si je ne marchais pas plus vite, milord, c’était pour ne point passer devant Votre Grâce. Êtes-vous à pied sec, monsieur le duc?

– Oui, jusqu’à présent. Regardez donc là-bas: voici mes drôles qui ont peur de nous voir nous noyer et qui viennent faire une croisière avec le canot. Voyez donc comme ils dansent sur la pointe des lames, c’est curieux; mais cela me donne le mal de mer. Voudriez-vous me permettre de leur tourner le dos?

– Vous remarquerez qu’en leur tournant le dos vous aurez le soleil en face, milord.

– Oh! il est bien faible à cette heure et aura bien vite disparu; ne vous inquiétez donc point de cela.

– Comme vous voudrez, milord; ce que j’en disais, c’était par délicatesse.

– Je le sais, monsieur de Wardes, et j’apprécie votre observation. Voulez vous ôter nos pourpoints?

– Décidez, milord.

– C’est plus commode.

– Alors je suis tout prêt.

– Dites-moi, là, sans façon, monsieur de Wardes, si vous vous sentez mal sur le sable mouillé, ou si vous vous croyez encore un peu trop sur le territoire français? Nous nous battrons en Angleterre ou sur mon yacht.

– Nous sommes fort bien ici, milord; seulement j’aurai l’honneur de vous faire observer que, comme la mer monte, nous aurons à peine le temps…

Buckingham fit un signe d’assentiment, ôta son pourpoint et le jeta sur le sable.

De Wardes en fit autant.

Les deux corps, blancs comme deux fantômes pour ceux qui les regardaient du rivage, se dessinaient sur l’ombre d’un rouge violet qui descendait du ciel.

– Ma foi! monsieur le duc, nous ne pouvons guère rompre, dit de Wardes. Sentez-vous comme nos pieds tiennent dans le sable?

– J’y suis enfoncé jusqu’à la cheville, dit Buckingham, sans compter que voilà l’eau qui nous gagne.

– Elle m’a gagné déjà… Quand vous voudrez, monsieur le duc. De Wardes mit l’épée à la main.

Le duc l’imita.

– Monsieur de Wardes, dit alors Buckingham, un dernier mot, s’il vous plaît… Je me bats contre vous, parce que je ne vous aime pas, parce que vous m’avez déchiré le cœur en raillant certaine passion que j’ai, que j’avoue en ce moment, et pour laquelle je serais très heureux de mourir. Vous êtes un méchant homme, monsieur de Wardes, et je veux faire tous mes efforts pour vous tuer; car, je le sens, si vous ne mourez pas de ce coup, vous ferez dans l’avenir beaucoup de mal à mes amis. Voilà ce que j’avais à vous dire, monsieur de Wardes.

Et Buckingham salua.

– Et moi, milord, voici ce que j’ai à vous répondre: je ne vous haïssais pas; mais, maintenant que vous m’avez deviné, je vous hais, et vais faire tout ce que je pourrai pour vous tuer.

Et de Wardes salua Buckingham.

Au même instant, les fers se croisèrent; deux éclairs se joignirent dans la nuit.

Les épées se cherchaient, se devinaient, se touchaient.

Tous deux étaient habiles tireurs; les premières passes n’eurent aucun résultat.

La nuit s’était avancée rapidement; la nuit était si sombre, qu’on attaquait et se défendait d’instinct.

Tout à coup de Wardes sentit son fer arrêté; il venait de piquer l’épaule de Buckingham.

L’épée du duc s’abaissa avec son bras.

– Oh! fit-il.

– Touché, n’est-ce pas, milord? dit de Wardes en reculant de deux pas.

– Oui, monsieur, mais légèrement.

– Cependant, vous avez quitté la garde.

– C’est le premier effet du froid du fer, mais je suis remis. Recommençons, s’il vous plaît, monsieur.

Et, dégageant avec un sinistre froissement de lame, le duc déchira la poitrine du marquis.

– Touché aussi, dit-il.

– Non, dit de Wardes restant ferme à sa place.

– Pardon; mais, voyant votre chemise toute rouge… dit Buckingham.

– Alors, dit de Wardes furieux, alors… à vous!

Et, se fendant à fond, il traversa l’avant-bras de Buckingham. L’épée passa entre les deux os.

Buckingham sentit son bras droit paralysé; il avança le bras gauche, saisit son épée, prête à tomber de sa main inerte, et avant que de Wardes se fût remis en garde, il lui traversa la poitrine.

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