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– À merveille.

– Et que lui disiez-vous, monsieur de Baisemeaux?

– Je lui disais, continua le gouverneur sans s’apercevoir de son étourderie, je lui disais que je nourrissais trop bien mes prisonniers.

– Combien en avez-vous? demanda négligemment Aramis.

– Soixante.

– Eh! eh! c’est un chiffre assez rond.

– Ah! monseigneur, autrefois il y avait des années de deux cents.

– Mais enfin un minimum de soixante, voyons, il n’y a pas encore trop à se plaindre.

– Non, sans doute, car à tout autre que moi chacun devrait rapporter cent cinquante pistoles.

– Cent cinquante pistoles!

– Dame! calculez: pour un prince du sang, par exemple, j’ai cinquante livres par jour.

– Seulement, vous n’avez pas de prince du sang, à ce que je suppose du moins, fit Aramis avec un léger tremblement dans la voix.

– Non, Dieu merci! c’est-à-dire non, malheureusement.

– Comment, malheureusement?

– Sans doute, ma place en serait bonifiée.

– C’est vrai.

– J’ai donc, par prince du sang, cinquante livres.

– Oui.

– Par maréchal de France, trente-six livres.

– Mais pas plus de maréchal de France en ce moment que de prince du sang, n’est-ce pas?

– Hélas! non; il est vrai que les lieutenants généraux et les brigadiers sont à vingt-quatre livres, et que j’en ai deux.

– Ah! ah!

– Il y a après cela les conseillers au Parlement, qui me rapportent quinze livres.

– Et combien en avez-vous?

– J’en ai quatre.

– Je ne savais pas que les conseillers fussent d’un si bon rapport.

– Oui, mais de quinze livres, je tombe tout de suite à dix.

– À dix?

– Oui, pour un juge ordinaire, pour un homme défenseur, pour un ecclésiastique, dix livres.

– Et vous en avez sept? Bonne affaire!

– Non, mauvaise!

– En quoi?

– Comment voulez-vous que je ne traite pas ces pauvres gens, qui sont quelque chose, enfin, comme je traite un conseiller au Parlement?

– En effet, vous avez raison, je ne vois pas cinq livres de différence entre eux.

– Vous comprenez, si j’ai un beau poisson, je le paie toujours quatre ou cinq livres; si j’ai un beau poulet, il me coûte une livre et demie. J’engraisse bien des élèves de basse-cour; mais il me faut acheter le grain, et vous ne pouvez vous imaginer l’armée de rats que nous avons ici.

– Eh bien! pourquoi ne pas leur opposer une demi-douzaine de chats?

– Ah! bien oui, des chats, ils les mangent; j’ai été forcé d’y renoncer; jugez comme ils traitent mon grain. Je suis forcé d’avoir des terriers que je fais venir d’Angleterre pour étrangler les rats. Les chiens ont un appétit féroce; ils mangent autant qu’un prisonnier de cinquième ordre, sans compter qu’ils m’étranglent quelquefois mes lapins et mes poules.

Aramis écoutait-il, n’écoutait-il pas? nul n’eût pu le dire: ses yeux baissés annonçaient l’homme attentif, sa main inquiète annonçait l’homme absorbé.

Aramis méditait.

– Je vous disais donc, continua Baisemeaux, qu’une volaille passable me revenait à une livre et demie, et qu’un bon poisson me coûtait quatre ou cinq livres. On fait trois repas à la Bastille, les prisonniers, n’ayant rien à faire, mangent toujours; un homme de dix livres me coûte sept livres et dix sous.

– Mais vous me disiez que ceux de dix livres, vous les traitiez comme ceux de quinze livres?

– Oui, certainement.

– Très bien! alors vous gagnez sept livres dix sous sur ceux de quinze livres?

– Il faut bien compenser, dit Baisemeaux, qui vit qu’il s’était laissé prendre.

– Vous avez raison, cher gouverneur; mais est-ce que vous n’avez pas de prisonniers au-dessous de dix livres?

– Oh! que si fait; nous avons le bourgeois et l’avocat.

– À la bonne heure. Taxés à combien?

– À cinq livres.

– Est-ce qu’ils mangent, ceux-là?

– Pardieu! seulement, vous comprenez qu’on ne leur donne pas tous les jours une sole ou un poulet dégraissé, ni des vins d’Espagne à tous leurs repas; mais enfin ils voient encore trois fois la semaine un bon plat à leur dîner.

– Mais c’est de la philanthropie, cela, mon cher gouverneur, et vous devez vous ruiner.

– Non. Comprenez bien: quand le quinze livres n’a pas achevé sa volaille, ou que le dix livres a laissé un bon reste, je l’envoie au cinq livres; c’est une ripaille pour le pauvre diable. Que voulez-vous! il faut être charitable.

– Et qu’avez-vous à peu près sur les cinq livres?

– Trente sous.

– Allons, vous êtes un honnête homme, Baisemeaux!

– Merci!

– Non, en vérité, je le déclare.

– Merci, merci, monseigneur. Mais je crois que vous avez raison, maintenant. Savez-vous pourquoi je souffre?

– Non.

– Eh bien! c’est pour les petits-bourgeois et les clercs d’huissier taxés à trois livres. Ceux-là ne voient pas souvent des carpes du Rhin ni des esturgeons de la Manche.

– Bon! est-ce que les cinq livres ne feraient pas de restes par hasard?

– Oh! monseigneur, ne croyez pas que je sois ladre à ce point, et je comble de bonheur le petit-bourgeois ou le clerc d’huissier, en lui donnant une aile de perdrix rouge, un filet de chevreuil, une tranche de pâté aux truffes, des mets qu’il n’a jamais vus qu’en songe; enfin ce sont les restes des vingt-quatre livres; il mange, il boit, au dessert il crie: «Vive le roi!» et bénit la Bastille, avec deux bouteilles d’un joli vin de Champagne qui me revient à cinq sous, je le grise chaque dimanche. Oh! ceux-là me bénissent, ceux-là regrettent la prison lorsqu’ils la quittent. Savez-vous ce que j’ai remarqué?

– Non, en vérité.

– Eh bien! j’ai remarqué… Savez-vous que c’est un bonheur pour ma maison? Eh bien! j’ai remarqué que certains prisonniers libérés se sont fait réincarcérer presque aussitôt. Pourquoi serait-ce faire, sinon pour goûter de ma cuisine? Oh! mais c’est à la lettre!

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