Quelques gouttes de sang tachaient, sous son habit, le fin tissu qui couvrait sa poitrine.
L'habit cachait le sang, le sourire, la rage. À la façon dont il aborda son carrosse, ses gens devinèrent que le maître n'était pas de joyeuse humeur. Il résulta de cette intelligence que les ordres s'exécutèrent avec cette précision de manœuvre que l'on trouve sur un vaisseau de guerre commandé pendant l'orage par un capitaine irrité.
Le carrosse ne roula point, il vola.
À peine si Fouquet eut le temps de se recueillir durant le trajet.
En arrivant, il monta chez Aramis. Aramis n'était point encore couché.
Quant à Porthos, il avait soupé fort convenablement d'un gigot braisé, de deux faisans rôtis et d'une montagne d'écrevisses; puis il s'était fait oindre le corps avec des huiles parfumées, à la façon des lutteurs antiques; puis, l'onction achevée, il s'était étendu dans des flanelles et fait transporter dans un lit bassiné.
Aramis, nous l'avons dit, n'était point couché. À l'aise dans une robe de chambre de velours, il écrivait lettres sur lettres, de cette écriture si fine et si pressée dont une page tient un quart de volume. La porte s'ouvrit précipitamment; le surintendant parut, pâle, agité, soucieux.
Aramis releva la tête.
– Bonsoir, cher hôte! dit-il.
Et son regard observateur devina toute cette tristesse, tout ce désordre.
– Beau jeu chez le roi? demanda Aramis pour engager la conversation.
Fouquet s'assit, et, du geste, montra la porte au laquais qui l'avait suivi.
Puis, quand le laquais fut sorti:
– Très beau! dit-il.
Et Aramis, qui le suivait de l'œil, le vit, avec une impatience fébrile, s'allonger sur les coussins.
– Vous avez perdu, comme toujours? demanda Aramis, sa plume à la main.
– Mieux que toujours, répliqua Fouquet.
– Mais on sait que vous supportez bien la perte, vous.
– Quelquefois.
– Bon! M. Fouquet, mauvais joueur?
– Il y a jeu et jeu, monsieur d'Herblay.
– Combien avez-vous donc perdu, monseigneur? demanda Aramis avec une certaine inquiétude.
Fouquet se recueillit un moment pour poser convenablement sa voix, et puis, sans émotion aucune:
– La soirée me coûte quatre millions, dit-il.
Et un rire amer se perdit sur la dernière vibration de ces paroles.
Aramis ne s'attendait point à un pareil chiffre; il laissa tomber sa plume.
– Quatre millions! dit-il. Vous avez joué quatre millions? Impossible!
– M. Colbert tenait mes cartes, répondit le surintendant avec le même rire sinistre.
– Ah! je comprends maintenant, monseigneur. Ainsi, nouvel appel de fonds?
– Oui, mon ami.
– Par le roi?
– De sa bouche même. Il est impossible d'assommer un homme avec un plus beau sourire.
– Diable!
– Que pensez-vous de cela?
– Parbleu! je pense que l'on veut vous ruiner: c'est clair.
– Ainsi, c'est toujours votre avis?
– Toujours. Il n'y a rien là, d'ailleurs, qui doive vous étonner, puisque c'est ce que nous avons prévu.
– Soit; mais je ne m'attendais pas aux quatre millions.
– Il est vrai que la somme est lourde; mais, enfin, quatre millions ne sont point la mort d'un homme, c'est là le cas de le dire, surtout quand cet homme s'appelle M. Fouquet.
– Si vous connaissiez le fond du coffre, mon cher d'Herblay, vous seriez moins tranquille.
– Et vous avez promis?
– Que vouliez-vous que je fisse?
– C'est vrai.
– Le jour où je refuserai, Colbert en trouvera; où? je n'en sais rien; mais il en trouvera et je serai perdu!
– Incontestablement. Et dans combien de jours avez-vous promis ces quatre millions?
– Dans trois jours. Le roi paraît fort pressé.
– Dans trois jours!
– Oh! mon ami, reprit Fouquet, quand on pense que tout à l’heure, quand je passais dans la rue, des gens criaient: «Voilà le riche M. Fouquet qui passe!» En vérité, cher d'Herblay, c'est à en perdre la tête!
– Oh! non, monseigneur, halte-là! la chose n'en vaut pas la peine, dit flegmatiquement Aramis en versant de la poudre sur la lettre qu'il venait d'écrire.
– Alors, un remède, un remède à ce mal sans remède?
– Il n'y en a qu'un: payez.
– Mais à peine si j'ai la somme. Tout doit être épuisé; on a payé Belle-Île; on a payé la pension; l'argent, depuis les recherches des traitants, est rare. En admettant qu'on paie cette fois, comment paiera-t-on l'autre? Car, croyez-le bien, nous ne sommes pas au bout! Quand les rois ont goûté de l'argent, c'est comme les tigres quand ils ont goûté de la chair: ils dévorent! Un jour, il faudra bien que je dise: «Impossible, Sire!» Eh bien! ce jour-là, je serai perdu!
Aramis haussa légèrement les épaules.
– Un homme dans votre position, monseigneur, dit-il, n'est perdu que lorsqu'il veut l'être.
– Un homme, dans quelque position qu'il soit, ne peut lutter contre un roi.
– Bah! dans ma jeunesse, j'ai bien lutté, moi, avec le cardinal de Richelieu, qui était roi de France, plus, cardinal!
– Ai-je des armées, des troupes, des trésors? Je n'ai même plus Belle-Île!
– Bah! la nécessité est la mère de l'invention. Quand vous croirez tout perdu…
– Eh bien?
– On découvrira quelque chose d'inattendu qui sauvera tout.
– Et qui découvrira ce merveilleux quelque chose?
– Vous.
– Moi? Je donne ma démission d'inventeur.
– Alors, moi.
– Soit. Mais alors mettez-vous à l'œuvre sans retard.
– Ah! nous avons bien le temps.
– Vous me tuez avec votre flegme, d'Herblay, dit le surintendant en passant son mouchoir sur son front.