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– Je regarde qu'on nous voit et qu'on nous entend, et qu'il serait plus sûr de causer à l'écart, si vous m'accordiez cette faveur.

– Baisemeaux! Baisemeaux! vous oubliez donc que nous sommes des connaissances de trente-cinq ans. Ne prenez donc pas avec moi des airs contrits. Soyez à l'aise. Je ne mange pas crus des gouverneurs de la Bastille.

– Plût au Ciel!

– Voyons, venez dans la cour, nous nous prendrons par le bras; il fait un clair de lune superbe, et le long des chênes, sous les arbres, vous me conterez votre histoire lugubre. Venez.

Il attira le dolent gouverneur dans la cour, lui prit le bras, comme il l'avait dit, et avec sa brusque bonhomie:

– Allons, flamberge au vent! dit-il, dégoisez. Baisemeaux, que voulez vous me dire?

– Ce sera bien long.

– Vous aimez donc mieux vous lamenter? M'est avis que ce sera plus long encore. Gage que vous vous faites cinquante mille livres sur vos pigeons de la Bastille.

– Quand cela serait, cher monsieur d'Artagnan?

– Vous m'étonnez, Baisemeaux; regardez-vous donc, mon cher. Vous faites l'homme contrit, mordioux! je vais vous conduire devant une glace, vous y verrez que vous êtes grassouillet, fleuri, gras et rond comme un fromage; que vous avez des yeux comme des charbons allumés, et que, sans ce vilain pli que vous affectez de vous creuser au front, vous ne paraîtriez pas cinquante ans. Or, vous en avez soixante, hein?

– Tout cela est vrai…

– Pardieu! je le sais bien que c'est vrai, vrai comme les cinquante mille livres de bénéfice.

Le petit Baisemeaux frappa du pied.

– Là, là! dit d'Artagnan, je m'en vais vous faire votre compte; vous étiez capitaine des gardes de M. de Mazarin: douze mille livres par an; vous les avez touchées douze ans, soit cent quarante mille livres.

– Douze mille livres! Êtes-vous fou! s'écria Baisemeaux Le vieux grigou n'a jamais donné que six mille, et les charges de la place allaient à six mille cinq cents. M. Colbert, qui m'avait fait rogner les six mille autres livres, daignait me faire toucher cinquante pistoles comme gratification. En sorte que, sans ce petit fief de Montlezun, qui donne douze mille livres, je n'eusse pas fait honneur à mes affaires.

– Passons condamnation, arrivons aux cinquante mille livres de la Bastille. Là, j'espère, vous êtes nourri, logé; vous avez six mille livres de traitement.

– Soit.

– Bon an mal an, cinquante prisonniers qui, l'un dans l'autre, vous rapportent mille livres.

– Je n'en disconviens pas.

– C'est bien cinquante mille livres par an; vous occupez depuis trois ans, c'est donc cent cinquante mille livres que vous avez.

– Vous oubliez un détail, cher monsieur d'Artagnan.

– Lequel?

– C'est que, vous, vous avez reçu la charge de capitaine des mains du roi.

– Je le sais bien.

– Tandis que, moi, j'ai reçu celle de gouverneur de MM. Tremblay et Louvière.

– C'est juste, et Tremblay n'était pas homme à vous laisser sa charge pour rien.

– Oh! Louvière non plus. Il en résulte que j'ai donné soixante-quinze mille livres à Tremblay pour sa part.

– Joli! Et à Louvière?

– Autant.

– Tout de suite?

– Non pas, c'eût été impossible. Le roi ne voulait pas, ou plutôt M. de Mazarin ne voulait pas paraître destituer ces deux gaillards issus de la barricade; il a donc souffert qu'ils fissent pour se retirer des conditions léonines.

– Quelles conditions?

– Frémissez!… trois années du revenu comme pot-de-vin.

– Diable! en sorte que les cent cinquante mille livres ont passé dans leurs mains?

– Juste.

– Et outre cela?

– Une somme de quinze mille écus ou cinquante mille pistoles, comme il vous plaira, en trois paiements.

– C'est exorbitant.

– Ce n'est pas tout.

– Allons donc!

– Faute à moi de remplir l'une des conditions, ces messieurs rentrent dans leur charge. On a fait signer cela au roi.

– C'est énorme, c'est incroyable!

– C'est comme cela.

– Je vous plains, mon pauvre Baisemeaux. Mais alors, cher ami, pourquoi diable M. de Mazarin vous a-t-il accordé cette prétendue faveur? Il était plus simple de vous la refuser.

– Oh! oui! mais il a eu la main forcée par mon protecteur.

– Votre protecteur! qui cela?

– Parbleu! un de vos amis, M. d'Herblay.

– M. d'Herblay? Aramis?

– Aramis, précisément, il a été charmant pour moi.

– Charmant! de vous faire passer sous ces fourches?

– Écoutez donc! je voulais quitter le service du cardinal. M. d'Herblay parla pour moi à Louvière et à Tremblay; ils résistèrent; j'avais envie de la place, car je sais ce qu'elle peut donner; je m'ouvris à M. d'Herblay sur ma détresse: il m'offrit de répondre pour moi à chaque paiement.

– Bah! Aramis? Oh! vous me stupéfiez. Aramis répondit pour vous?

– En galant homme. Il obtint la signature; Tremblay et Louvière se démirent; j'ai fait payer vingt-cinq mille livres chaque année de bénéfice à un de ces deux messieurs; chaque année aussi, en mai, M. d'Herblay vint lui-même à la Bastille m'apporter deux mille cinq cents pistoles pour distribuer à mes crocodiles.

– Alors, vous devez cent cinquante mille livres à Aramis?

– Eh! voilà mon désespoir, je ne lui en dois que cent mille.

– Je ne vous comprends pas parfaitement.

– Eh! sans doute, il n'est venu que deux ans. Mais aujourd’hui nous sommes le 31 mai, et il n'est pas venu, et c'est demain l'échéance, à midi. Et demain, si je n'ai pas payé, ces messieurs, aux termes du contrat, peuvent rentrer dans le marché; je serai dépouillé et j'aurai travaillé trois ans et donné deux cent cinquante mille livres pour rien, mon cher monsieur d'Artagnan, pour rien absolument.

– Voilà qui est curieux, murmura d'Artagnan.

– Concevez-vous maintenant que je puisse avoir un pli sur le front?

– Oh! oui.

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