Voyons, voyons… que vous êtes impressionnable !…
SONIA, tout émue.
Oui, c’est bête… seulement… vous avez remarqué ses yeux, ses yeux traqués ? Vous avez eu pitié, n’est-ce pas ? Vous êtes très bon au fond.
LE DUC, souriant.
Pourquoi… au fond ?
SONIA
Je dis « au fond », parce que votre apparence est ironique, et votre abord si froid ! mais souvent c’est le masque de ceux qui ont le plus souffert, et ce sont les plus indulgents.
LE DUC
Oui.
SONIA, très lentement, avec des silences, des hésitations.
Parce que quand on souffre, n’est-ce pas, alors on comprend… enfin on comprend…
(Un temps.)
LE DUC
Vous souffrez donc bien ici ?
SONIA
Moi ? Pourquoi ?
LE DUC
Votre sourire est désolé, vous avez des yeux inquiets et peureux… vous êtes comme un petit enfant qu’on voudrait protéger… (S’avançant de deux pas vers Sonia et lentement, doucement.) Vous êtes toute seule dans la vie ?
SONIA
Oui.
LE DUC
Et vos parents… vos amis ?
SONIA
Oh !
LE DUC
Vous n’en avez pas ici à Paris… mais chez vous, en Russie ?
SONIA
Non, personne…
LE DUC
Ah !
SONIA, avec une résignation souriante.
Mais ça ne fait rien… j’ai été habituée si jeune (un temps), si jeune. Ce qui est dur… Mais vous allez vous moquer de moi.
LE DUC
Non… non…
SONIA, souriante, sans coquetterie mais avec un trouble heureux.
Eh bien, ce qui est dur, c’est de ne jamais recevoir de lettres… une enveloppe qu’on ouvre… quelqu’un qui pense à vous… un souvenir… Mais je me fais une raison, vous savez, j’ai une grande dose de philosophie.
LE DUC
Vous êtes drôle quand vous dites ça : « J’ai une grande dose de philosophie. » (Après l’avoir regardée il ajoute encore une fois) philosophie…
(Ils continuent à se regarder.)
GERMAINE, entrant.
Sonia, vous êtes vraiment impossible. Je vous avais pourtant bien recommandé d’emballer vous-même dans ma valise mon petit buvard en maroquin ? Naturellement, j’ouvre au hasard un tiroir… Qu’est-ce que je vois ? mon petit buvard en maroquin.
SONIA
Je vous demande pardon… je vais…
GERMAINE
Oh ! ça n’est plus la peine… je m’en charge, mais ma parole, vous seriez une invitée au château, vous n’en prendriez pas plus à votre aise… Vous êtes la négligence en personne.
LE DUC
Germaine… voyons… pour une petite distraction.
GERMAINE
Ah ! mon cher, je vous en prie… vous avez la fâcheuse habitude de vous mêler des affaires de maison… l’autre jour encore !… je ne peux plus faire une observation à un domestique…
LE DUC, protestant.
Germaine !
GERMAINE, désignant à Sonia un paquet d’enveloppes et de lettres que Bernard Charolais a fait tomber de la table en s’en allant.
Vous ramasserez les enveloppes et les bouquins, et vous porterez le tout dans ma chambre… (Avec impatience.) Eh bien ?
(Germaine sort.)
SONIA
Oui, Mademoiselle.
(Elle se baisse.)
LE DUC
Je vous en prie… non… non… je vous en prie… (Il ramasse les enveloppes. Ils sont à genoux l’un près de l’autre.) Vous savez, Germaine est bonne au fond. Il ne faut pas trop lui en vouloir, si parfois elle est un peu… brusque…
SONIA
Je n’ai pas remarqué…
LE DUC
Ah ! tant mieux… parce que j’avais cru…
SONIA
Non, non.
LE DUC
Vous comprenez… elle a toujours été très heureuse, alors, n’est-ce pas, elle ne sait pas… (ils se relèvent), elle ne réfléchit pas… C’est une petite poupée… un petit être très gâté par la vie… Je serais désolé si sa sortie de tout à l’heure devait vous faire de la peine.
SONIA
Ah ! ne croyez pas ça… non… non…
LE DUC, lui tendant le petit paquet d’enveloppes et le retenant.
Voilà… Ça ne sera pas trop lourd ?
SONIA
Non… non… merci.
LE DUC, retenant toujours les enveloppes, les yeux dans ses yeux. Vous ne voulez pas que je vous aide ?
SONIA
Non, monsieur le Duc.
(Il lui saisit vivement la main et l’embrasse dans un geste irréfléchi. Elle défaille une seconde, puis s’éloigne. À la porte elle se retourne et lui sourit.)
Scène VII
GOURNAY-MARTIN, arrivant par la terrasse avec Charolais père et ses fils.
(Ils s’arrêtent à la porte du salon.)
GOURNAY, bruyant, un peu vulgaire, important.
Non, c’est mon, dernier prix… c’est à prendre ou à laisser. Dites-moi adieu ou dites-moi oui.
CHAROLAIS
C’est bien cher.
GOURNAY
Cher ! Je voudrais vous en voir vendre des cent-chevaux à 19 000 francs en ce moment-ci ! Mais, mon cher Monsieur, vous m’entôlez.
CHAROLAIS
Mais non, mais non.
GOURNAY
Vous m’entôlez littéralement ! Une machine superbe que j’ai payée 33 000, francs et que je laisse partir à 19 000. Vous faites une affaire scandaleuse.
CHAROLAIS
Mais non, mais non.
GOURNAY
D’ailleurs, quand vous aurez vu comme elle tient la route !
CHAROLAIS
19 000 francs, c’est cher !
GOURNAY
Allons ! Allons ! vous êtes un roublard. (À Jean.) Jean, accompagnez ces messieurs au garage. Vous vous mettrez à leur entière disposition. (À Charolais.) Et vous savez, vous êtes un homme redoutable en affaires ; vous êtes rudement fort. (Les quatre Charolais sortent, il rentre dans le salon et au duc) Je l’ai roulé comme dans un bois.
LE DUC
Ça ne m’étonne pas de vous.
GOURNAY
L’auto date d’il y a quatre ans. Il me l’achète 19 000 francs et ça ne vaut plus une pipe de tabac. 19 000 francs c’est le prix d’un petit Watteau que je guigne depuis longtemps. Il n’y a pas de sottes économies. (S’asseyant.) Eh bien, on ne me demande pas de nouvelles du déjeuner officiel, on ne me demande pas ce qu’a dit le ministre !
LE DUC, indifférent.
Au fait, vous avez du nouveau ?
(Pendant la scène le jour commence à tomber. Firmin est entré et a allumé.)
GOURNAY
Oui, votre décret sera signé demain. Vous pouvez vous considérer comme décoré. Eh bien, vous êtes un homme heureux, j’espère ?
LE DUC
Certainement.
GOURNAY
Moi, je suis ravi. Je tenais à ce que vous fussiez décoré. Et après ça… après un ou deux volumes de voyages, après que vous aurez publié les lettres de votre grand-père avec une bonne préface, il faudra songer à l’Académie.
LE DUC, souriant.
L’Académie ! mais je n’y ai aucun titre.
GOURNAY
Comment, aucun titre, mais vous êtes duc !
LE DUC
Oui, évidemment.
GOURNAY
Je veux donner ma fille à un travailleur, mon cher. Je n’ai pas de préjugés, moi ! Je veux pour gendre un duc qui soit décoré et de l’Académie française… parce que ça c’est le mérite personnel ! Moi, je ne suis pas snob. Pourquoi riez-vous ?
LE DUC
Pour rien, je vous écoute, vous êtes plein de surprises.
GOURNAY
Je vous déroute, hein ? Avouez que je vous déroute ? Et c’est vrai, je comprends tout, je comprends les affaires et j’aime l’art, les tableaux, les belles occasions, les bibelots, les belles tapisseries, c’est le meilleur des placements. Enfin, quoi, j’aime ce qui est beau… et sans me vanter je m’y connais… j’ai du goût, et j’ai quelque chose de supérieur encore au goût : j’ai du flair.
LE DUC
Vos collections de Paris le prouvent.
GOURNAY
Et encore vous n’avez pas vu ma plus belle pièce, ma meilleure affaire, le diadème de la princesse de Lamballe, il vaut cinq cent mille francs.
LE DUC
Fichtre ! Je comprends que le sieur Lupin vous l’ait envié.