Elle se dressa sur sa couchette, les yeux étincelants.
«Dites-moi, proféra Aliocha avec agitation, vous avez vous-même fait venir ce quelqu’un?
– Oui.
– Vous lui avez envoyé une lettre?
– Oui.
– Précisément pour lui demander cela, à propos de l’enfant?
– Non, pas du tout. Mais quand il est entré, je le lui ai demandé. Il m’a répondu, il s’est mis à rire, et puis il est parti.
– Il a agi en honnête homme, dit doucement Aliocha.
– Mais il m’a méprisée? Il a ri.
– Non, car lui-même croit peut-être à la compote d’ananas. Il est aussi très malade maintenant, Lise.
– Oui, il y croit! dit Lise, les yeux étincelants.
– Il ne méprise personne, poursuivit Aliocha. Seulement, il n’a confiance en personne. S’il n’a pas confiance, évidemment, il méprise.
– Par conséquent, moi aussi?
– Vous aussi.
– C’est bien, dit Lise rageuse. Quand il est sorti en riant, j’ai senti que le mépris avait du bon. Avoir les doigts coupés comme cet enfant, c’est bien; être méprisé, c’est bien également…»
Et elle eut, en regardant Aliocha, un mauvais rire.
«Savez-vous, Aliocha, je voudrais… Sauvez-moi!» Elle se dressa, se pencha vers lui, l’étreignit.» Sauvez-moi! gémit-elle. Ai-je dit à quelqu’un au monde ce que je viens de vous dire? J’ai dit la vérité, la vérité! Je me tuerai, car tout me dégoûte! Je ne veux plus vivre! Tout m’inspire du dégoût, tout! Aliocha, pourquoi ne m’aimez-vous pas, pas du tout?
– Mais si, je vous aime! répondit Aliocha avec chaleur.
– Est-ce que vous me pleurerez?
– Oui.
– Non parce que j’ai refusé d’être votre femme, mais en général?
– Oui.
– Merci! Je n’ai besoin que de vos larmes. Et que les autres me torturent, me foulent au pied, tous, tous, sans excepter personne! Car je n’aime personne. Vous entendez, per-sonne! Au contraire, je les hais! Allez voir votre frère, Aliocha, il est temps!»
Elle desserra son étreinte.
«Comment vous laisser dans cet état? proféra Aliocha presque effrayé.
– Allez voir votre frère; il se fait tard, on ne vous laissera plus entrer. Allez, voici votre chapeau! Embrassez Mitia, allez, allez!»
Elle poussa presque de force Aliocha vers la porte. Il la regardait avec une douloureuse perplexité, lorsqu’il sentit dans sa main droite un billet plié, cacheté. Il lut l’adresse: «Ivan Fiodorovitch Karamazov.» Il jeta un coup d’œil rapide à Lise. Elle avait un visage presque menaçant.
«Ne manquez pas de le lui remettre, ordonna-t-elle avec exaltation, toute tremblante, aujourd’hui, tout de suite! Sinon, je m’empoisonnerai! C’est pour ça que je vous ai fait venir!»
Et elle lui claqua la porte au nez. Aliocha mit la lettre dans sa poche et se dirigea vers l’escalier, sans entrer chez Mme Khokhlakov, qu’il avait même oubliée. Dès qu’il se fut éloigné, Lise entrouvrit la porte, mit son doigt dans la fente et le serra de toutes ses forces en fermant. Au bout de quelques secondes, ayant retiré sa main, elle alla lentement s’asseoir dans le fauteuil, examina avec attention son doigt noirci et le sang qui avait jailli sous l’ongle. Ses lèvres tremblaient et elle murmura rapidement:
«Vile, vile, vile, vile!»
IV. L’hymne et le secret
Il était déjà tard (et les jours sont courts en novembre) quand Aliocha sonna à la porte de la prison. La nuit tombait. Mais il savait qu’on le laisserait entrer sans difficulté. Dans notre petite ville, il en va comme partout. Au début, sans doute, une fois l’instruction terminée, les entrevues de Mitia avec ses parents ou quelques autres personnes étaient entourées de certaines formalités nécessaires; mais, par la suite, on fit exception pour certains visiteurs. Ce fut au point que, parfois, les entrevues avec le prisonnier avaient lieu presque en tête à tête. D’ailleurs, ces privilégiés étaient peu nombreux: Grouchegnka, Aliocha et Rakitine. L’ispravnik Mikhaïl Makarovitch était bien disposé pour la jeune femme. Le bonhomme regrettait d’avoir crié contre elle à Mokroïé. Ensuite, une fois au courant, il avait tout à fait changé d’opinion à son égard. Et, chose étrange, bien qu’il fût persuadé de la culpabilité de Mitia, depuis son arrestation il devenait plus indulgent pour lui: «C’était peut-être une bonne nature, mais l’ivresse et le désordre l’ont perdu!» Une sorte de pitié avait succédé chez lui à l’horreur du début. Quant à Aliocha, l’ispravnik l’aimait beaucoup et le connaissait depuis longtemps. Rakitine, qui avait pris l’habitude de visiter fréquemment le prisonnier, était très lié avec «les demoiselles de l’ispravnik, comme il les appelait; de plus, il donnait des leçons chez l’inspecteur de la prison, vieillard débonnaire, quoique militaire rigide. Aliocha connaissait bien, et depuis longtemps, cet inspecteur, qui aimait à causer avec lui de «la sagesse suprême». Le vieillard respectait et même craignait Ivan Fiodorovitch, surtout ses raisonnements, bien que lui-même fût grand philosophe, à sa manière bien entendu; mais il éprouvait pour Aliocha une sympathie invincible. Depuis un an, il étudiait les Évangiles apocryphes et faisait part à chaque instant de ses impressions à son jeune ami. Autrefois, il allait même le voir au monastère et discutait des heures entières avec lui et les religieux. Bref, si Aliocha arrivait en retard à la prison, il n’avait qu’à passer chez lui et l’affaire s’arrangeait. De plus, le personnel, jusqu’au dernier gardien, était accoutumé à lui. Le factionnaire ne faisait naturellement pas de difficultés, pourvu qu’on eût une autorisation. Quand on demandait Mitia, celui-ci descendait toujours au parloir. En entrant, Aliocha rencontra Rakitine qui prenait congé de son frère. Tous deux parlaient haut. Mitia, en le reconduisant, riait beaucoup, et l’autre paraissait bougonner. Rakitine, surtout les derniers temps, n’aimait pas à rencontrer Aliocha; il ne lui parlait guère et le saluait même avec raideur. En le voyant entrer, il fronça les sourcils, détourna les yeux, parut fort occupé à boutonner son pardessus chaud au col de fourrure. Puis il se mit à chercher son parapluie.
«Pourvu que je n’oublie rien! fit-il pour dire quelque chose.
– Surtout, n’oublie pas ce qui n’est pas à toi!» dit Mitia en riant.
Rakitine prit feu aussitôt.
«Recommande cela à tes Karamazov, race d’exploiteurs, mais pas à Rakitine! s’écria-t-il tremblant de colère.
– Qu’est-ce qui te prend? Je plaisantais… Ils sont tous ainsi, dit-il à Aliocha en désignant Rakitine qui sortait rapidement: il riait, il était gai, et le voilà qui s’emporte! Il ne t’a même pas salué. Êtes-vous brouillés? Pourquoi viens-tu si tard? Je t’ai attendu toute la journée avec impatience. Ça ne fait rien. Nous allons nous rattraper.