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– Oui.

– Eh bien, il est comme un sabot; il faut le mettre en mouvement, le lancer et le fouetter. Si je l’épouse, je le lancerai toute ma vie. Vous n’avez pas honte de rester avec moi?

– Non.

– Vous êtes très fâché que je ne parle pas des choses saintes. Je ne veux pas être sainte. Comment punit-on dans l’autre monde le plus grand péché? Vous devez le savoir au juste.

– Dieu condamne, dit Aliocha en la regardant fixement.

– C’est ce que je veux. J’arriverais, on me condamnerait, je leur rirais au nez à tous. Je veux absolument mettre le feu à la maison, Aliocha, à notre maison; vous ne me croyez pas?

– Pourquoi donc? Il y a des enfants qui, à douze ans, ont très envie de mettre le feu à quelque chose, et ils le font. C’est une sorte de maladie.

– Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai, il y a bien des enfants comme ça, mais il s’agit de tout autre chose.

– Vous prenez le mal pour le bien; c’est une crise passagère qui provient peut-être de votre ancienne maladie.

– Mais vous me méprisez! Je ne veux pas faire le bien, tout simplement; je veux faire le mal; il n’y a là aucune maladie.

– Pourquoi faire le mal?

– Pour qu’il ne reste rien nulle part. Ah! comme ce serait bien! Savez-vous, Aliocha, je pense parfois à faire beaucoup de mal, de vilaines choses, pendant longtemps, en cachette… Et tout à coup tous l’apprendront, m’entoureront, me montreront du doigt; et moi je les regarderai. C’est très agréable. Pourquoi est-ce si agréable, Aliocha?

– Comme ça. Le besoin d’écraser quelque chose de bon, ou, comme vous disiez, de mettre le feu. Cela arrive aussi.

– Je ne me contenterai pas de le dire, je le ferai.

– Je le crois.

– Ah! comme je vous aime pour ces paroles: je le crois. En effet, vous ne mentez pas. Mais vous pensez peut-être que je vous dis tout cela exprès, pour vous taquiner?

– Non, je ne le pense pas… bien que peut-être vous éprouviez ce besoin.

– Un peu, oui. Je ne mens jamais devant vous» proféra-t-elle avec une lueur dans les yeux.

Ce qui frappait surtout Aliocha, c’était son sérieux; il n’y avait pas l’ombre de malice ni de badinage sur son visage, alors qu’autrefois la gaieté et l’enjouement ne la quittaient jamais dans ses minutes les plus sérieuses.

«Il y a des moments où l’homme aime le crime, proféra Aliocha d’un air pensif.

– Oui, oui, vous avez exprimé mon idée; on l’aime, tous l’aiment, toujours, et non «par moments». Savez-vous, il y a eu comme une convention générale de mensonge à cet égard, tous mentent depuis lors. Ils prétendent haïr le mal et tous l’aiment en eux-mêmes.

– Et vous continuez à lire de mauvais livres?

– Oui. Maman les cache sous son oreiller, mais je les chipe.

– N’avez-vous pas conscience de vous détruire?

– Je veux me détruire. Il y a ici un jeune garçon qui est resté couché entre les rails pendant le passage d’un train. Veinard! Écoutez, on juge maintenant votre frère pour avoir tué son père, et tout le monde est content qu’il l’ait tué.

– On est content qu’il ait tué son père?

– Oui, tous sont contents. Ils disent que c’est affreux, mais, au fond d’eux-mêmes, ils sont très contents. Moi la première.

– Dans vos paroles, il y a un peu de vérité, dit doucement Aliocha.

– Ah! quelles idées vous avez, s’exclama Lise enthousiasmée. Et c’est un moine! Vous ne pouvez croire combien je vous respecte, Aliocha, parce que vous ne mentez jamais. Ah! il faut que je vous raconte un songe ridicule: je vois parfois, en rêve, des diables; c’est la nuit, je suis dans ma chambre avec une bougie; soudain, des diables surgissent dans tous les coins, sous la table; ils ouvrent la porte; il y en a une foule qui veulent entrer pour me saisir. Et déjà ils avancent, ils m’appréhendent. Mais je me signe; tous reculent, pris de peur. Ils ne s’en vont pas, ils attendent à la porte et dans les coins. Tout à coup, j’éprouve une envie folle de blasphémer, je commence, les voilà qui s’avancent en foule, tout joyeux; ils m’empoignent de nouveau, de nouveau je me signe, tous reculent. C’est très gai, on en perd la respiration.

– Moi aussi, j’ai fait ce rêve, dit Aliocha.

– Est-ce possible? cria Lise étonnée. Écoutez, Aliocha, ne riez pas, c’est très important: se peut-il que deux personnes fassent le même rêve?

– Certainement.

– Aliocha, je vous dis que c’est très important, poursuivit Lise au comble de la surprise. Ce n’est pas le rêve qui importe, mais le fait que vous ayez pu avoir le même rêve que moi. Vous qui ne mentez jamais, ne mentez pas maintenant: est-ce vrai? Vous ne riez pas?

– C’est vrai.»

Lise, abasourdie, se tut un instant.

«Aliocha, venez me voir, venez plus souvent, proféra-t-elle d’un ton suppliant.

– Je viendrai toujours chez vous, toute ma vie, répondit-il avec fermeté.

– Je ne puis me confier qu’à vous, reprit Lise, rien qu’à vous dans le monde entier. Je me parle à moi-même; et je vous parle encore plus volontiers qu’à moi-même. Je n’éprouve aucune honte devant vous, Aliocha, aucune. Pourquoi cela? Aliocha, est-il vrai qu’à Pâques les Juifs volent les enfants et qu’ils les égorgent?

– Je ne sais pas.

– J’ai un livre où il est question d’un procès; on raconte qu’un Juif a d’abord coupé les doigts à un enfant de quatre ans, puis qu’il l’a crucifié contre un mur avec des clous; il déclara au tribunal que l’enfant était mort rapidement, au bout de quatre heures. C’est rapide, en effet! Il ne cessait de gémir, l’autre restait là à le contempler. C’est bien!

– Bien?

– Oui. Je pense parfois que c’est moi qui l’ai crucifié. Il est là suspendu et gémit, moi je m’assieds en face de lui et je mange de la compote d’ananas. J’aime beaucoup cela; et vous?»

Aliocha contemplait en silence Lise dont le visage jaune pâle s’altéra soudain, tandis que ses yeux flamboyaient.

«Savez-vous qu’après avoir lu cette histoire, j’ai sangloté toute la nuit. Je croyais entendre l’enfant crier et gémir (à quatre ans, on comprend), et cette pensée de la compote ne me quittait pas. Le matin, j’ai envoyé une lettre demandant à quelqu’un de venir me voir sans faute. Il est venu, je lui ai tout raconté, au sujet de l’enfant et de la compote, tout, et j’ai dit: «C’est bien.» Il s’est mis à rire, il a trouvé qu’en effet c’était bien. Puis il est parti au bout de cinq minutes. Est-ce qu’il me méprisait? Parlez, Aliocha, parlez: me méprisait-il, oui ou non?»

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