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«Parricide», glapit le vieux, mais il n’en dit pas davantage et tomba foudroyé. Mitia sauta de nouveau dans le jardin et se pencha vers lui. Machinalement, il se débarrassa du pilon qui tomba à deux pas sur le sentier, bien en évidence. Grigori avait la tête en sang; Mitia le tâta, anxieux de savoir s’il avait fracassé le crâne du vieillard ou s’il l’avait seulement étourdi avec le pilon. Le sang tiède ruisselait, inondant ses doigts tremblants. Il tira de sa poche le mouchoir immaculé qu’il avait pris pour aller chez Mme Khokhlakov, et le lui appliqua sur la tête, s’efforçant stupidement d’étancher le sang. Le mouchoir en fut bientôt imbibé.» Mon Dieu, à quoi bon? Comment savoir ce qui en est… et qu’importe à présent! Le vieux a son compte; si je l’ai tué, tant pis pour lui», proféra-t-il tout haut. Alors il escalada la palissade, sauta dans la ruelle et se mit à courir, tout en fourrant dans la poche de sa redingote le mouchoir ensanglanté qu’il serrait dans sa main droite. Quelques passants se rappelèrent plus tard avoir rencontré cette nuit-là un homme qui courait à perdre haleine. Il se dirigea à nouveau vers la maison de Mme Morozov. Après son départ, Fénia s’était précipitée chez le portier, Nazaire Ivanovitch, le suppliant de «ne plus laisser entrer le capitaine, ni aujourd’hui, ni demain». Celui-ci, mis au courant, y consentit, mais dut monter chez la propriétaire qui l’avait fait appeler. Il chargea de le remplacer son neveu, un gars de vingt ans, récemment arrivé de la campagne, mais oublia de mentionner le capitaine. Le gars, qui gardait bon souvenir des pourboires de Mitia, le reconnut et lui ouvrit aussitôt. En souriant, il se hâta de l’informer obligeamment qu’» Agraféna Alexandrovna n’était pas chez elle». Mitia s’arrêta.

«Où est-elle donc, Prochor?

– Y a tantôt deux heures qu’elle est partie pour Mokroïé avec Timothée.

– Pour Mokroïé! s’écria Mitia, Mais qu’y va-t-elle faire?

– J’pourrais pas vous dire au juste, j’crois qu’c’est pour rejoindre un officier qui l’a envoyé chercher en voiture.»

Mitia se précipita comme un fou dans la maison.

V. Une décision subite

Fénia se tenait dans la cuisine avec sa grand-mère, les deux femmes s’apprêtaient à se coucher, et se fiant au portier, elles n’avaient pas fermé la porte. Sitôt entré, Mitia saisit Fénia à la gorge.

«Dis-moi tout de suite… avec qui elle est à Mokroïé», hurla-t-il.

Les deux femmes poussèrent un cri.

«Aïe, je vais vous le dire, aïe, cher Dmitri Fiodorovitch, je vous dirai tout, je ne cacherai rien! bredouilla Fénia épouvantée. Elle est allée voir un officier.

– Quel officier?

– Celui qui l’a abandonnée, il y a cinq ans.»

Dmitri lâcha Fénia. Il était mortellement pâle et sans voix, mais on voyait à son regard qu’il avait tout compris à demi-mot, deviné jusqu’au moindre détail. La pauvre Fénia évidemment ne pouvait s’en rendre compte. Elle demeurait assise sur le coffre, toute tremblante, les bras tendus comme pour se défendre, sans un mouvement. Les prunelles dilatées par l’effroi, elle fixait Mitia qui avait les mains ensanglantées.

En route, il avait dû les porter à son visage pour essuyer la sueur, car le front était taché ainsi que la joue droite. Fénia risquait d’avoir une crise de nerfs; la vieille cuisinière, prête à perdre connaissance, ouvrait tout grands les yeux comme une folle. Dmitri s’assit machinalement auprès de Fénia.

Sa pensée errait dans une sorte de stupeur. Mais tout s’expliquait; il était au courant, Grouchegnka elle-même lui avait parlé de cet officier, ainsi que de la lettre reçue un mois auparavant. Ainsi, depuis un mois, cette intrigue s’était menée à son insu, jusqu’à l’arrivée de ce nouveau prétendant, et il n’avait pas songé à lui. Comment cela se pouvait-il? Cette question surgissait devant lui comme un monstre et le glaçait d’effroi.

Soudain, oubliant qu’il venait d’effrayer et de malmener Fénia, il se mit à lui parler d’un ton fort doux, à la questionner avec une précision surprenante vu l’état où il se trouvait. Bien que Fénia regardât avec stupeur les mains ensanglantées du capitaine, elle répondit avec empressement à chacune de ses questions. Peu à peu, elle prit même plaisir à lui exposer tous les détails, non pour l’attrister, mais comme si elle voulait de tout son cœur lui rendre service. Elle lui raconta la visite de Rakitine et d’Aliocha, tandis qu’elle faisait le guet, le salut dont sa maîtresse avait chargé Aliocha pour lui, Mitia, qui devait «se souvenir toujours qu’elle l’avait aimé une petite heure». Mitia sourit, ses joues s’empourprèrent. Fénia, chez qui la crainte avait fait place à la curiosité, se risqua à lui dire:

«Vous avez du sang aux mains, Dmitri Fiodorovitch.

– Oui», fit-il en les regardant distraitement.

Il y eut un silence prolongé. Son effroi était passé, une résolution inflexible le possédait. Il se leva d’un air pensif.

«Monsieur, que vous est-il arrivé?» insista Fénia en désignant ses mains.

Elle parlait avec commisération, comme la personne la plus proche de lui dans son chagrin.

«C’est du sang, Fénia, du sang humain… Mon Dieu, pourquoi l’avoir versé?… Il y a une barrière, déclara-t-il en regardant la jeune fille comme s’il lui proposait une énigme, une barrière haute et redoutable, mais demain, au lever du soleil, Mitia la franchira… Tu ne comprends pas, Fénia, de quelle barrière il s’agit; n’importe… Demain tu apprendras tout; maintenant, adieu! Je ne serai pas un obstacle, je saurai me retirer. Vis, mon adorée… tu m’as aimé une heure, souviens-toi toujours de Mitia Karamazov…»

Il sortit brusquement, laissant Fénia presque plus effrayée que tout à l’heure, quand il s’était jeté sur elle.

Dix minutes plus tard, il se présenta chez Piotr Ilitch Perkhotine, le jeune fonctionnaire à qui il avait engagé ses pistolets pour dix roubles. Il était déjà huit heures et demie, et Piotr Ilitch, après avoir pris le thé, venait de mettre sa redingote pour aller jouer une partie de billard. En apercevant Mitia et son visage taché de sang, il s’écria:

«Mon Dieu, qu’avez-vous?

– Voici, dit vivement Mitia, je suis venu dégager mes pistolets. Merci. Je suis pressé, Piotr Ilitch, veuillez faire vite.»

Piotr Ilitch s’étonnait de plus en plus. Mitia était entré, une liasse de billets de banque à la main, qu’il tenait d’une façon insolite, le bras tendu, comme pour les montrer à tout le monde. Il avait dû les porter ainsi dans la rue, d’après ce que raconta ensuite le jeune domestique qui lui ouvrit. C’étaient des billets de cent roubles qu’il tenait de ses doigts ensanglantés. Piotr Ilitch expliqua plus tard aux curieux qu’il était difficile d’évaluer la somme à vue d’œil, il pouvait y avoir deux à trois mille roubles. Quand à Dmitri, «sans avoir bu, il n’était pas dans son état normal, paraissait exalté, fort distrait et en même temps absorbé, comme s’il méditait sur une question sans parvenir à la résoudre. Il se hâtait, répondait avec brusquerie, d’une façon bizarre; par moments il avait l’air gai et nullement affligé».

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