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Ah! mais, c’est bête enfin! [187] s’exclama l’autre en se levant vivement et en essuyant les gouttes de thé sur ses habits; il s’est souvenu de l’encrier de Luther! Il veut voir en moi un songe et lance des verres à un fantôme! C’est digne d’une femme! Je me doutais bien que tu faisais semblant de te boucher les oreilles, et que tu écoutais…»

À ce moment, on frappa à la fenêtre avec insistance. Ivan Fiodorovitch se leva.

«Tu entends, ouvre donc, s’écria le visiteur, c’est ton frère Aliocha qui vient t’annoncer une nouvelle des plus inattendues, je t’assure!

– Tais-toi, imposteur, je savais avant toi que c’est Aliocha, je le pressentais, et certes il ne vient pas pour rien, il apporte évidemment une «nouvelle»! s’écria Ivan avec exaltation.

– Ouvre donc, ouvre-lui. Il fait une tourmente de neige, et c’est ton frère. Monsieur sait-il le temps qu’il fait? C’est à ne pas mettre un chien dehors. [188]»

On continuait de frapper. Ivan voulait courir à la fenêtre, mais se sentit comme paralysé. Il s’efforçait de briser les liens qui le retenaient, mais en vain. On frappait de plus en plus fort. Enfin les liens se rompirent et Ivan Fiodorovitch se releva. Les deux bougies achevaient de se consumer, le verre qu’il avait lancé à son hôte était sur la table. Sur le divan, personne. Les coups à la fenêtre persistaient, mais bien moins forts qu’il ne lui avait semblé, et même fort discrets.

«Ce n’est pas un rêve! Non, je jure que ce n’était pas un rêve, tout ça vient d’arriver.»

Ivan courut à la fenêtre et ouvrit le vasistas.

«Aliocha, je t’avais défendu de venir, cria-t-il, rageur, à son frère. En deux mots, que veux-tu? En deux mots, tu m’entends?

– Smerdiakov s’est pendu il y a une heure, dit Aliocha.

– Monte le perron, je vais t’ouvrir», dit Ivan, qui alla ouvrir la porte.

X. «C’est lui qui l’a dit!»

Aliocha apprit à Ivan qu’une heure auparavant Marie Kondratievna était venue chez lui pour l’informer que Smerdiakov venait de se suicider. «J’entre dans sa chambre pour emporter le samovar, il était pendu à un clou.» Comme Aliocha lui demandait si elle avait fait sa déclaration à qui de droit, elle répondit qu’elle était venue tout droit chez lui, en courant. Elle tremblait comme une feuille. L’ayant accompagnée chez elle, Aliocha y avait trouvé Smerdiakov encore pendu. Sur la table, un papier avec ces mots: «Je mets fin à mes jours volontairement; qu’on n’accuse personne de ma mort.» Aliocha, laissant ce billet sur la table, se rendit chez l’ispravnik, «et de là chez toi», conclut-il en regardant fixement Ivan, dont l’expression l’intriguait.

«Frère, dit-il soudain, tu dois être très malade! Tu me regardes sans avoir l’air de comprendre ce que je te dis.

– C’est bien d’être venu, dit Ivan d’un air préoccupé et sans prendre garde à l’exclamation d’Aliocha. Je savais qu’il s’était pendu.

– Par qui le savais-tu?

– Je ne sais pas par qui, mais je le savais. Le savais-je? Oui, il me l’a dit, il vient de me le dire.»

Ivan se tenait au milieu de la chambre, l’air toujours absorbé, regardant à terre.

«Qui lui? demanda Aliocha avec un coup d’œil involontaire autour de lui.

– Il s’est esquivé.»

Ivan releva la tête et sourit doucement.

«Il a eu peur de toi, la colombe. Tu es un «pur chérubin». Dmitri t’appelle ainsi: chérubin… Le cri formidable des séraphins! Qu’est-ce qu’un séraphin? Peut-être toute une constellation, et cette constellation n’est peut-être qu’une molécule chimique… Il existe la constellation du Lion et du Soleil, sais-tu?

– Frère, assieds-toi, dit Aliocha effrayé, assieds-toi sur le divan, je t’en supplie. Tu as le délire, appuie-toi sur le coussin, comme ça. Veux-tu une serviette mouillée sur la tête? Ça te soulagerait.

– Donne la serviette qui est sur la chaise, je l’ai jetée tout à l’heure.

– Non, elle n’y est pas. Ne t’inquiète pas, la voici», dit Aliocha en trouvant dans un coin, près du lavabo, une serviette propre, encore pliée.

Ivan l’examina d’un regard étrange. La mémoire parut lui revenir.

«Attends, dit-il en se levant, il y a une heure je me suis appliqué sur la tête cette même serviette mouillée, puis je l’ai jetée là…; comment peut-elle être sèche? Il n’y en avait pas d’autre.

– Tu t’es appliqué cette serviette sur la tête?

– Mais oui, et j’ai marché à travers la chambre, il y a une heure… Pourquoi les bougies sont-elles consumées? Quelle heure est-il?

– Bientôt minuit.

– Non, non, non! s’écria Ivan, ce n’était pas un rêve! Il était ici, sur ce divan. Quand tu as frappé à la fenêtre, je lui ai lancé un verre… celui-ci… Attends un peu, ce n’est pas la première fois… mais ce ne sont pas des rêves, c’est réel: je marche, je parle, je vois… tout en dormant. Mais il était ici, sur ce divan… Il est très bête, Aliocha très bête.»

Ivan se mit à rire et à marcher dans la chambre.

«Qui est bête? De qui parles-tu, frère? demanda anxieusement Aliocha.

– Du diable! Il vient me voir. Il est venu deux ou trois fois. Il me taquine, prétendant que je lui en veux de n’être que le diable, au lieu de Satan aux ailes roussies, entouré de tonnerres et d’éclairs. Ce n’est qu’un imposteur, un méchant diable de basse classe. Il va aux bains. En le déshabillant, on lui trouverait certainement une queue fauve, longue d’une aune, lisse comme celle d’un chien danois… Aliocha, tu es transi, tu as reçu la neige, veux-tu du thé? Il est froid, je vais faire préparer le samovar… C’est à ne pas mettre un chien dehors. [189]»

Aliocha courut au lavabo, mouilla la serviette, persuada Ivan de se rasseoir et la lui appliqua sur la tête. Il s’assit à côté de lui.

«Qu’est-ce que tu me disais tantôt de Lise? reprit Ivan. (Il devenait fort loquace.) Lise me plaît. Je t’ai mal parlé d’elle. C’est faux, elle me plaît. J’ai peur demain, pour Katia surtout, pour l’avenir. Elle m’abandonnera demain et me foulera aux pieds. Elle croit que je perds Mitia par jalousie, à cause d’elle, oui, elle croit cela! Mais non! Demain, ce sera la croix et non la potence. Non, je ne me pendrai pas. Sais-tu que je ne pourrai jamais me tuer, Aliocha! Est-ce par lâcheté? Je ne suis pas un lâche. C’est par amour de la vie! Comment savais-je que Smerdiakov s’était pendu? Oui, c’est lui qui me l’a dit…

– Et tu es persuadé que quelqu’un est venu ici?

– Sur ce divan, dans le coin. Tu l’auras chassé. Oui, c’est toi qui l’as mis en fuite, il a disparu à ton arrivée. J’aime ton visage, Aliocha. Le savais-tu? Mais lui, c’est moi, Aliocha, moi-même. Tout ce qu’il y a en moi de bas, de vil, de méprisable! Oui, je suis un «romantique», il l’a remarqué… pourtant c’est une calomnie. Il est affreusement bête, mais c’est par là qu’il réussit. Il est rusé, bestialement rusé, il sait très bien me pousser à bout. Il me narguait en disant que je crois en lui; c’est ainsi qu’il m’a forcé à l’écouter. Il m’a mystifié comme un gamin. D’ailleurs, il m’a dit sur mon compte bien des vérités, des choses que je ne me serais jamais dites. Sais-tu, Aliocha, sais-tu, ajouta Ivan sur un ton confidentiel, je voudrais bien que ce fût réellement lui, et non pas moi!

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[187] En français dans le texte.

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[188] En français dans le texte.

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[189] En français dans le texte.

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