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V. Le grand inquisiteur

«Un préambule est nécessaire au point de vue littéraire. L’action se passe au XVIème siècle. Tu sais qu’à cette époque il était d’usage de faire intervenir dans les poèmes les puissances célestes. Je ne parle pas de Dante. En France, les clercs de la basoche et les moines donnaient des représentations où l’on mettait en scène la Madone, les anges, les saints, le Christ et Dieu le Père. C’étaient des spectacles naïfs. Dans Notre-Dame de Paris [91], de Victor Hugo, en l’honneur de la naissance du dauphin, sous Louis XI, à Paris, le peuple est convié à une représentation édifiante et gratuite: le Bon jugement de la très sainte et gracieuse Vierge Marie [92]. Dans ce mystère, la Vierge paraît en personne et prononce son bon jugement. Chez nous, à Moscou, avant Pierre le Grand, on donnait de temps en temps des représentations de ce genre, empruntées surtout à l’Ancien Testament [93]. En outre, il circulait une foule de récits et de poèmes où figuraient, suivant les besoins, les saints, les anges, l’armée céleste. Dans nos monastères, on traduisait, on copiait ses poèmes, on en composait même de nouveaux, et cela sous la domination tatare. Par exemple, il existe un petit poème monastique, sans doute traduit du grec: la Vierge chez les damnés , avec des tableaux d’une hardiesse dantesque. La Vierge visite l’enfer, guidée par saint Michel, archange. Elle voit les damnés et leurs tourments. Entre autres, il y a une catégorie très intéressante de pécheurs dans un lac de feu. Quelques-uns s’enfoncent dans ce lac et ne paraissent plus; «ceux-là sont oubliés de Dieu même», expression d’une profondeur et d’une énergie remarquables. La Vierge éplorée tombe à genoux devant le trône de Dieu et demande grâce pour tous les pécheurs qu’elle a vus en enfer, sans distinction. Son dialogue avec Dieu est d’un intérêt extraordinaire. Elle supplie, elle insiste, et quand Dieu lui montre les pieds et les mains de son fils percés de clous et lui demande: «Comment pourrais-je pardonner à ses bourreaux?» – elle ordonne à tous les saints, à tous les martyrs, à tous les anges de tomber à genoux avec elle et d’implorer la grâce des pécheurs, sans distinction. Enfin, elle obtient la cessation des tourments, chaque année, du vendredi saint à la Pentecôte, et les damnés, du fond de l’enfer, remercient Dieu et s’écrient: «Seigneur, ta sentence est juste!» Eh bien, mon petit poème eût été dans ce goût, s’il avait paru à cette époque. Dieu apparaît; il ne dit rien et ne fait que passer. Quinze siècles se sont écoulés, depuis qu’il a promis de revenir dans son royaume, depuis que son prophète a écrit: «Je reviendrai bientôt; quant au jour et à l’heure, le Fils même ne les connaît pas, mais seulement mon Père qui est aux cieux [95]», suivant ses propres paroles sur cette terre. Et l’humanité l’attend avec la même foi que jadis, une foi plus ardente encore, car quinze siècles ont passé depuis que le ciel a cessé de donner des gages à l’homme:

Crois ce que te dira ton cœur,

Les cieux ne donnent point de gages [96]

«Il est vrai que de nombreux miracles se produisaient alors: des saints accomplissaient des guérisons merveilleuses, la Reine des cieux visitait certains justes, à en croire leur biographie. Mais le diable ne sommeille pas; l’humanité commença à douter de l’authenticité de ces prodiges. À ce moment naquit en Allemagne une terrible hérésie qui niait les miracles. «Une grande étoile ardente comme un flambeau (l’Église évidemment!), tomba sur les sources des eaux qui devinrent amères [97].» La foi des fidèles ne fit que redoubler. Les larmes de l’humanité s’élèvent vers lui comme autrefois, on l’attend, on l’aime, on espère en lui comme jadis… Depuis tant de siècles, l’humanité prie avec ardeur: «Seigneur Dieu, daigne nous apparaître», depuis tant de siècles elle crie vers lui, qu’il a voulu, dans sa miséricorde infinie, descendre vers ses fidèles. Auparavant, il avait déjà visité des justes, des martyrs, de saints anachorètes, comme le rapportent leurs biographes. Chez nous, Tioutchev, qui croyait profondément à la vérité de ses paroles, a proclamé que:

Accablé sous le faix de sa croix,

Le Roi des cieux, sous une humble apparence,

T’a parcourue, terre natale,

Tout entière en te bénissant [98]

«Mais voilà qu’il a voulu se montrer pour un instant au moins au peuple souffrant et misérable, au peuple croupissant dans le péché, mais qui l’aime naïvement. L’action se passe en Espagne, à Séville, à l’époque la plus terrible de l’Inquisition, lorsque chaque jour s’allumaient des bûchers à la gloire de Dieu et que

Dans de superbes autodafés

On brûlait d’affreux hérétiques [99]

«Oh! ce n’est pas ainsi qu’il a promis de revenir, à la fin des temps, dans toute sa gloire céleste, subitement, «tel un éclair qui brille de l’Orient à l’Occident [100]». Non, il a voulu visiter ses enfants, au lieu où crépitaient précisément les bûchers des hérétiques. Dans sa miséricorde infinie, il revient parmi les hommes sous la forme qu’il avait durant les trois ans de sa vie publique. Le voici qui descend vers les rues brûlantes de la ville méridionale, où justement, la veille, en présence du roi, des courtisans, des chevaliers, des cardinaux et des plus charmantes dames de la cour, le grand inquisiteur a fait brûler une centaine d’hérétiques ad majorem Dei gloriam. Il est apparu doucement, sans se faire remarquer, et – chose étrange – tous le reconnaissent. Ce serait un des plus beaux passages de mon poème que d’en expliquer la raison. Attiré par une force irrésistible, le peuple se presse sur son passage et s’attache à ses pas. Silencieux, il passe au milieu de la foule avec un sourire d’infinie compassion. Son cœur est embrasé d’amour, ses yeux dégagent la Lumière, la Science, la Force, qui rayonnent et éveillent l’amour dans les cœurs, Il leur tend les bras, Il les bénit, une vertu salutaire émane de son contact et même de ses vêtements. Un vieillard, aveugle depuis son enfance, s’écrie dans la foule: «Seigneur, guéris-moi, et je te verrai.» Une écaille tombe de ses yeux et l’aveugle voit. Le peuple verse des larmes de joie et baise la terre sur ses pas. Les enfants jettent des fleurs sur son passage; on chante, on crie: «Hosanna!» C’est lui, ce doit être Lui, s’écrie-t-on, ce ne peut être que Lui! Il s’arrête sur le parvis de la cathédrale de Séville au moment où l’on apporte un petit cercueil blanc où repose une enfant de sept ans, la fille unique d’un notable. La morte est couverte de fleurs. «Il ressuscitera ton enfant», crie-t-on dans la foule à la mère en larmes. L’ecclésiastique venu au-devant du cercueil regarde d’un air perplexe et fronce le sourcil. Soudain un cri retentit, la mère se jette à ses pieds: «Si c’est Toi, ressuscite mon enfant!» et elle lui tend les bras. Le cortège s’arrête, on dépose le cercueil sur les dalles. Il le contemple avec pitié, sa bouche profère doucement une fois encore: «Talitha koumi et la jeune fille se leva. [101]» La morte se soulève, s’assied et regarde autour d’elle, souriante, d’un air étonné. Elle tient le bouquet de roses blanches qu’on avait déposé dans son cercueil. Dans la foule, on est troublé, on crie, on pleure. À ce moment passe sur la place le cardinal grand inquisiteur [102]. C’est un grand vieillard, presque nonagénaire, avec un visage desséché, des yeux caves, mais où luit encore une étincelle. Il n’a plus le pompeux costume dans lequel il se pavanait hier devant le peuple, tandis qu’on brûlait les ennemis de l’Église romaine; il a repris son vieux froc grossier. Ses mornes auxiliaires et la garde du Saint-Office le suivent à une distance respectueuse. Il s’arrête devant la foule et observe de loin. Il a tout vu, le cercueil déposé devant Lui, la résurrection de la fillette, et son visage s’est assombri. Il fronce ses épais sourcils et ses yeux brillent d’un éclat sinistre. Il le désigne du doigt et ordonne aux gardes de le saisir. Si grande est sa puissance et le peuple est tellement habitué à se soumettre, à lui obéir en tremblant, que la foule s’écarte devant les sbires; au milieu d’un silence de mort, ceux-ci l’empoignent et l’emmènent. Comme un seul homme ce peuple s’incline jusqu’à terre devant le vieil inquisiteur, qui le bénit sans mot dire et poursuit son chemin. On conduit le Prisonnier au sombre et vieux bâtiment du Saint-Office, on l’y enferme dans une étroite cellule voûtée. La journée s’achève, la nuit vient, une nuit de Séville, chaude et étouffante. L’air est embaumé des lauriers et des citronniers. Dans les ténèbres, la porte de fer du cachot s’ouvre soudain et le grand inquisiteur paraît, un flambeau à la main. Il est seul, la porte se referme derrière lui. Il s’arrête sur le seuil, considère longuement la Sainte Face. Enfin, il s’approche, pose le flambeau sur la table et lui dit: «C’est Toi, Toi?» Ne recevant pas de réponse, il ajoute rapidement: «Ne dis rien, tais-toi. D’ailleurs, que pourrais-tu dire? Je ne le sais que trop. Tu n’as pas le droit d’ajouter un mot à ce que tu as dit jadis. Pourquoi es-tu venu nous déranger? Car tu nous déranges, tu le sais bien. Mais sais-tu ce qui arrivera demain? J’ignore qui tu es et ne veux pas le savoir: est-ce Toi ou seulement Son apparence? mais demain je te condamnerai et tu seras brûlé comme le pire des hérétiques, et ce même peuple qui aujourd’hui te baisait les pieds, se précipitera demain, sur un signe de moi, pour alimenter ton bûcher. Le sais-tu? Peut-être», ajoute le vieillard, pensif, les yeux toujours fixés sur son Prisonnier.

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[91] Dostoïevski confond les clercs de la basoche avec les confrères de la Passion. Il n’a probablement connu les origines du théâtre français que par le roman de Victor Hugo (1831).

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[92] En français dans le texte.

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[93] Les premières représentations de ce genre furent organisées à Moscou sur l’ordre du tsar Alexis Mikhaïlovitch par le pasteur luthérien Grégory qui forma une troupe parmi les jeunes fonctionnaires. Après avoir débuté, en 1672, par l’Acte d’Artaxerxès (Esther), Grégory donna ensuite: Tobie, Joseph, Adam et Ève, Judith.

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[94] Ce poème, tiré des évangiles apocryphes, a eu une forte influence sur la composition des cantiques religieux populaires, très abondants en Russie.

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[95] Matthieu, XXIV, 36.

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[96] Schiller, Sehnsucht, st. 4, citée dans la traduction plutôt libre de Joukovski.

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[97] Jean, Apocalypse, VII, 10, 11.

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[98] Tioutchev: Oh, ces misérables villages…, st. 3.

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[99] Poléjaïev, Coriolan, ch. I, st.4.

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[100] Matthieu, XXIV, 27.

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[101] Marc, v. 41 et Matthieu, IX, 25.

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[102] Ce cardinal grand inquisiteur vient tout droit de Schiller, Don Carlos, V, 10. L’influence du Visionnaire, nouvelle un peu oubliée du même auteur, signalée par M. Tchijevski, paraît moins probante.

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