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– Quatre jours, quelle sottise! Écoutez, avez-vous beaucoup ri de moi?

– Pas le moins du monde.

– Pourquoi donc?

– Parce que je vous ai crue, aveuglément.

– Vous m’offensez!

– Pas du tout. J’ai pensé tout de suite après avoir lu, que cela se réaliserait, car dès que le starets sera mort, il me faudra quitter le monastère. Ensuite, j’achèverai mes études, je passerai mes examens, et après le délai légal nous nous marierons. Je vous aimerai bien. Quoique je n’aie pas encore eu le temps d’y songer, j’ai réfléchi que je ne trouverai jamais une femme meilleure que vous, et le starets m’ordonne de me marier…

– Je suis un monstre, on me roule sur un fauteuil, objecta en riant Lise, les joues empourprées.

– Je vous roulerai moi-même, mais je suis sûr que d’ici là vous serez rétablie.

– Mais vous êtes fou! proféra Lise nerveusement. Tirer une telle conclusion d’une simple plaisanterie!… Voici maman, peut-être fort à propos. Maman, comment avez-vous pu rester si longtemps! Et voilà Julie qui apporte la glace.

– Ah! Lise, ne crie pas, je t’en supplie. J’ai la tête rompue… Est-ce ma faute si tu as changé la charpie de place… J’ai cherché, cherché… je soupçonne que tu l’as fait exprès.

– Je ne pouvais pas deviner qu’il arriverait avec un doigt mordu; sinon je l’aurais peut-être fait exprès. Ma chère maman, vous commencez à dire des choses fort spirituelles.

– Spirituelles, soit, mais de quels sentiments, Lise, à l’égard du doigt d’Alexéi Fiodorovitch et de tout ceci! Oh! mon cher Alexéi Fiodorovitch, ce ne sont pas les détails qui me tuent, ni un Herzenstube quelconque, mais le tout ensemble, le tout réuni, voilà ce que je ne puis supporter.

– En voilà assez sur Herzenstube, maman, reprit Lise dans un joyeux rire, donnez-moi vite l’eau et la charpie. C’est de l’eau blanche, Alexéi Fiodorovitch, le nom me revient, un excellent remède. Maman, figurez-vous qu’il s’est battu avec des gamins, dans la rue, et qu’un d’eux l’a mordu! N’est-il pas lui-même un petit bonhomme, et peut-il se marier, maman, après cette aventure, car figurez-vous qu’il veut se marier? Le voyez-vous marié, n’est-ce pas à mourir de rire?»

Lise riait de son petit rire nerveux, en regardant malicieusement Aliocha.

«Que racontes-tu là, Lise, c’est fort déplacé de ta part!… D’autant plus que ce gamin était peut-être enragé!

– Ah! maman, comme s’il y avait des enfants enragés.

– Pourquoi pas, Lise? Ce gamin a été mordu par un chien enragé, il l’est devenu lui-même et il a mordu quelqu’un à son tour… Comme elle vous a bien pansé, Alexéi Fiodorovitch, je n’aurais jamais su le faire comme ça. Avez-vous mal?

– Très peu.

– N’avez-vous pas peur de l’eau? demanda Lise.

– Assez, Lise, j’ai parlé peut-être trop vite de rage, à propos de ce garçon, et tu en conclus Dieu sait quoi. Catherine Ivanovna vient d’apprendre votre arrivée, Alexéi Fiodorovitch, elle désire ardemment vous voir.

– Ah! maman, allez-y seule; il ne peut pas encore, il souffre trop.

– Je ne souffre pas du tout, je puis très bien y aller, protesta Aliocha.

– Comment, vous partez? Ah, c’est comme ça!

– Eh bien, quand j’aurai fini, je reviendrai et nous pourrons bavarder autant qu’il vous plaira. J’ai hâte de voir Catherine Ivanovna, car je désire rentrer le plus tôt possible au monastère.

– Maman, emmenez-le vite. Alexéi Fiodorovitch, ne prenez pas la peine de revenir vers moi après avoir vu Catherine Ivanovna, allez tout droit à votre monastère, c’est là votre vocation! Quant à moi, j’ai envie de dormir, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

– Ah! Lise, tu plaisantes, bien sûr; cependant si tu t’endormais, pour de bon?

– Je resterai bien encore trois minutes, même cinq si vous le voulez, marmotta Aliocha.

– Emmenez-le donc plus vite, maman, c’est un monstre.

– Lise, tu as perdu la tête. Allons-nous-en, Alexéi Fiodorovitch, elle est par trop capricieuse aujourd’hui, j’ai peur de l’énerver. Oh! quel malheur qu’une femme nerveuse! Mais peut-être a-t-elle réellement envie de dormir? Comme votre présence l’a vite inclinée au sommeil, et que c’est bien!

– Maman, que vous parlez gentiment! Je vous embrasse pour cela.

– Moi de même, Lise. Écoutez, Alexéi Fiodorovitch, chuchota-t-elle d’un air mystérieux, en s’éloignant avec le jeune homme, je ne veux pas vous influencer, ni soulever le voile; allez voir vous-même ce qui se passe: c’est terrible. La comédie la plus fantastique qui se puisse rêver. Elle aime votre frère Ivan et tâche de se persuader qu’elle est éprise de Dmitri. C’est affreux! Je vous accompagne et, si on le veut bien, j’attendrai.»

V. Le déchirement au salon

L’entretien au salon était terminé; Catherine Ivanovna, surexcitée, avait pourtant un air résolu. Lorsque Aliocha et Mme Khokhlakov entrèrent, Ivan Fiodorovitch se levait pour partir. Il était un peu pâle et son frère le considéra avec inquiétude. Aliocha trouvait maintenant la solution d’une énigme qui le tourmentait depuis quelque temps. À différentes reprises, depuis un mois, on lui avait suggéré que son frère Ivan aimait Catherine Ivanovna, et surtout qu’il était décidé à la «souffler» à Mitia. Jusqu’alors cela avait paru monstrueux à Aliocha, tout en l’inquiétant fort. Il aimait ses deux frères et s’effrayait de leur rivalité. Cependant Dmitri lui avait déclaré la veille qu’il était heureux d’avoir son frère pour rival, que cela lui rendait grand service. En quoi? Pour se marier avec Grouchegnka? Mais c’était là un parti désespéré. En outre, Aliocha avait cru fermement jusqu’à la veille au soir à l’amour passionné et opiniâtre de Catherine Ivanovna pour Dmitri. Il lui semblait qu’elle ne pouvait aimer un homme comme Ivan, mais qu’elle aimait Dmitri tel qu’il était, malgré l’étrangeté d’un pareil amour. Mais durant la scène avec Grouchegnka, ses impressions avaient changé. Le mot «déchirement», que venait d’employer Mme Khokhlakov, le troublait, car ce matin même en s’éveillant à l’aube, il l’avait prononcé deux fois, probablement sous l’impression de ses rêves, car toute la nuit il avait revu cette scène. L’affirmation catégorique de Mme Khokhlakov, que la jeune fille aimait Ivan, que son amour pour Dmitri n’était qu’un leurre, un amour d’emprunt qu’elle s’infligeait par jeu, par «déchirement», sous l’empire de la reconnaissance, cette affirmation frappait Aliocha. «C’est peut-être vrai!» Mais alors, quelle était la situation d’Ivan? Aliocha devinait qu’un caractère comme celui de Catherine Ivanovna avait besoin de dominer; or, cette domination ne pouvait s’exercer que sur Dmitri, et non sur Ivan. Car seul Dmitri pourrait peut-être un jour se soumettre à elle «pour son bonheur» (ce qu’Aliocha désirait même). Ivan en serait incapable; d’ailleurs cette soumission ne l’eût pas rendu heureux, d’après l’idée qu’Aliocha se faisait de lui. Ces réflexions poursuivaient le jeune homme quand il entra dans le salon; soudain une autre idée s’imposa à lui: «Et si elle n’aimait ni l’un ni l’autre?» Remarquons qu’Aliocha avait honte de telles pensées et se les était toujours reprochées, lorsque parfois elles lui étaient venues, au cours du dernier mois: «Qu’est-ce que j’entends à l’amour et aux femmes, et comment puis-je tirer pareilles conclusions?» se disait-il après chaque conjecture. Cependant la réflexion s’imposait. Il devinait que cette rivalité était capitale dans la destinée de ses deux frères. «Les reptiles se dévoreront entre eux», avait dit hier Ivan dans son irritation, à propos de leur père et de Dmitri; ainsi, depuis longtemps peut-être, Dmitri était un reptile à ses yeux. N’était-ce pas depuis qu’il avait fait lui-même la connaissance de Catherine Ivanovna? Ces paroles lui avaient sans doute échappé involontairement, mais c’était d’autant plus grave. Dans ces conditions, quelle paix pouvait dorénavant régner dans leur famille alors que surgissaient de nouveaux motifs de haine? Surtout, qui devait-il plaindre, lui, Aliocha? Il les aimait également, mais que souhaiter à chacun d’eux, parmi de si redoutables contradictions? Il y avait où s’égarer dans ce labyrinthe, et le cœur d’Aliocha ne pouvait supporter l’incertitude, car son amour avait toujours un caractère actif. Incapable d’aimer passivement, son affection se traduisait toujours par une aide. Mais pour cela, il fallait avoir un but, savoir clairement ce qui convenait à chacun et les aider en conséquence. Au lieu de but, il ne voyait que confusion et brouillamini. On avait parlé de «déchirement». Mais que pouvait-il comprendre, même à ce déchirement? Non, décidément, le mot de l’énigme lui échappait.

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