Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

Il ouvrit le buffet, se versa un petit verre, referma le meuble et en remit la clef dans sa poche.

«Cela suffit, je ne crèverai pas d’un petit verre.

– Vous voilà meilleur!

– Hum! Je t’aime même sans cognac, et je suis une canaille pour les canailles. Ivan ne part pas pour Tchermachnia, c’est afin de m’espionner. Il veut savoir combien je donnerai à Grouchegnka, si elle vient. Ce sont tous des misérables! D’ailleurs, je renie Ivan, je ne le comprends pas. D’où vient-il? Son âme n’est pas faite comme la nôtre. Il compte sur mon héritage. Mais je ne laisserai pas de testament, sachez-le. Quant à Mitia, je l’écraserai comme un cafard; je les fais craquer la nuit sous ma pantoufle, et ton Mitia craquera de même. Je dis ton Mitia parce que tu l’aimes, mais cela ne me fait pas peur. Si c’était Ivan qui l’aimât, je craindrais pour moi-même. Mais Ivan n’aime personne, il n’est pas des nôtres, les gens comme lui, mon cher, ne sont pas pareils à nous, c’est de la poussière… Que le vent souffle, et cette poussière s’envole!… C’est une fantaisie qui m’a pris hier quand je t’ai dit de venir aujourd’hui; je voulais me renseigner par ton intermédiaire au sujet de Mitia; est-ce qu’en échange de mille ou deux mille roubles, ce gueux, ce vaurien, consentirait à s’en aller d’ici pour cinq ans, ou mieux pour trente-cinq ans, et à renoncer à Grouchka? Hein?

– Je… je lui demanderai, murmura Aliocha. Pour trois mille roubles, peut-être qu’il…

– Nenni! Il ne faut rien demander maintenant! Je me suis ravisé. C’est une lubie qui m’a pris hier. Je ne lui donnerai rien, pas une obole, j’ai besoin de mon argent, répéta le vieux avec un geste expressif. De toute façon, je l’écraserai comme un cafard. Ne lui dis rien, il compterait encore là-dessus. Mais tu n’as rien à faire chez moi, va-t’en. Et sa fiancée, Catherine Ivanovna, qu’il m’a toujours cachée si soigneusement, l’épousera-t-elle, oui ou non? Tu es allé la voir hier, je crois?

– Elle ne veut l’abandonner à aucun prix.

– Voilà les individus qu’aiment ces tendres demoiselles! Des noceurs, des gredins! Elles ne valent rien, ces pâles créatures! Si j’avais sa jeunesse et ma figure d’alors (car à vingt-huit ans, j’étais mieux que lui), je remporterais même succès. Canaille, va!… Mais il n’aura pas Grouchegnka, il ne l’aura pas… Je le broierai…»

Il redevint hargneux à ces dernières paroles.

«Va-t’en aussi, tu n’as rien à faire chez moi aujourd’hui», dit-il sèchement.

Aliocha s’approcha pour lui dire adieu et le baisa à l’épaule.

«Pourquoi? demanda le vieux surpris. Crois-tu donc que nous nous voyons pour la dernière fois?

– Pas du tout, c’est par hasard…

– Moi aussi… je dis cela comme ça… fit le vieillard en le regardant. Écoute, écoute, cria-t-il derrière lui, reviens bientôt, il y aura une soupe de poisson fameuse, pas comme aujourd’hui. Viens demain, entends-tu?»

Aussitôt qu’Aliocha fut sorti, il retourna au buffet et absorba un demi-verre de cognac.

«En voilà assez!» marmotta-t-il en soufflant.

Il referma le buffet, remit la clef dans sa poche, puis, à bout de forces, alla s’étendre sur son lit où il s’endormit aussitôt.

III. La rencontre avec les écoliers

«Quel bonheur que mon père ne m’ait pas questionné au sujet de Grouchegnka, se disait Aliocha en se dirigeant vers la maison de Mme Khokhlakov; il aurait fallu lui raconter ma rencontre d’hier.» Il pensait avec chagrin que, durant la nuit, les adversaires avaient repris des forces, que leurs cœurs étaient de nouveau endurcis. «Mon père est irrité et méchant, il demeure ancré dans son idée. Dmitri s’est lui aussi affermi et doit avoir un plan… Il faut absolument que je le rencontre aujourd’hui…»

Mais les réflexions d’Aliocha furent interrompues par un incident qui, malgré son peu d’importance, ne laissa pas de le frapper. Comme il approchait de la rue Saint-Michel, parallèle à la Grand-Rue dont elle n’est séparée que par un ruisseau (notre ville en est sillonnée), il aperçut en bas, devant la passerelle, un petit groupe d’écoliers, enfants de neuf à douze ans au plus. Ils retournaient chez eux après la classe, avec leurs sacs en bandoulière; d’autres le portaient fixé au dos par des courroies; les uns n’avaient qu’une veste, d’autres des pardessus; quelques-uns portaient des bottes plissées, de ces bottes dans lesquelles aiment à parader les enfants gâtés par des parents à leur aise. Le groupe discutait avec animation et semblait tenir conseil. Aliocha s’intéressait toujours aux enfants qu’il rencontrait, c’était le cas à Moscou, et bien qu’il préférât les bébés dans les trois ans, les écoliers de dix à onze ans lui plaisaient beaucoup. Aussi, malgré ses préoccupations, voulut-il les aborder, entrer en conversation avec eux. En s’approchant, il considérait leurs visages vermeils et remarqua que tous les garçons tenaient une ou deux pierres à la main. Au-delà du ruisseau, à environ trente pas, se tenait, adossé à une palissade, un écolier avec son sac sur la hanche, paraissant dix ans au plus, pâle, l’air maladif, avec des yeux noirs qui étincelaient. Il scrutait du regard les six écoliers, ses camarades, avec lesquels il semblait fâché. Aliocha s’avança et s’adressant à un garçon frisé, blond, vermeil, en veston noir, il fit observer, en le regardant:

«Quand j’avais votre âge, on portait le sac du côté gauche, afin de l’atteindre de la main droite; mais le vôtre est du côté droit, ce ne doit pas être commode.»

Sans aucune préméditation, Aliocha avait commencé par cette remarque pratique; un adulte ne peut procéder autrement s’il veut gagner la confiance d’un enfant et surtout d’un groupe d’enfants. Il fallait débuter sérieusement, pratiquement, pour se mettre sur un pied d’égalité. D’instinct, Aliocha s’en rendit compte.

«Il est gaucher», répondit aussitôt un autre garçon de onze ans, à l’air résolu.

Les cinq autres fixaient Aliocha.

«Il lance les pierres de la main gauche», fit remarquer un troisième.

Au même instant, une pierre fut jetée sur le groupe, effleurant le gaucher, mais elle alla se perdre, quoique envoyée avec adresse et vigueur. Elle avait été lancée par le garçon posté au-delà du ruisseau.

«Hardi, cogne dessus, Smourov! crièrent-ils tous. Le gaucher ne se fit pas prier et rendit aussitôt la pareille; il n’eut pas de succès et sa pierre frappa le sol. L’adversaire riposta par un caillou qui atteignit assez rudement Aliocha à l’épaule. On voyait à trente pas que ce gamin avait les poches de son pardessus gonflées de pierres.

– C’est vous qu’il visait, car vous êtes un Karamazov, s’écrièrent les garçons en éclatant de rire. Allons, tous à la fois sur lui, feu!»

Six pierres volèrent ensemble. Atteint à la tête, le gamin tomba, mais pour se relever aussitôt, et riposta avec acharnement. Des deux côtés ce fut un bombardement ininterrompu; beaucoup, dans le groupe, avaient aussi leurs poches pleines de projectiles.

«Y pensez-vous? N’avez-vous pas honte, mes amis? Six contre un! Vous allez le tuer!» s’écria Aliocha.

57
{"b":"125310","o":1}