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L’interrogatoire terminé, Nicolas Parthénovitch dit avec empressement à Grouchegnka qu’elle était libre de retourner en ville et que, s’il pouvait lui être utile en quelque chose, par exemple en lui procurant des chevaux ou en la faisant accompagner, il ferait…

«Merci, dit Grouchegnka en le saluant. Je partirai avec le vieux propriétaire. Mais, si vous le permettez, j’attendrai ici votre décision au sujet de Dmitri Fiodorovitch.»

Elle sortit. Mitia était calme et avait l’air réconforté, mais cela ne dura qu’un instant. Une étrange lassitude l’envahissait de plus en plus. Ses yeux se fermaient malgré lui. L’interrogatoire des témoins était enfin terminé. On procéda à la rédaction définitive du procès-verbal. Mitia se leva et alla s’étendre dans un coin, sur une grande malle recouverte d’un tapis. Il s’endormit aussitôt et eut un rêve étrange, sans rapport avec les circonstances.

…Il voyage dans la steppe, dans une région où il avait passé jadis, étant au service. Un paysan le conduit en télègue à travers la plaine boueuse. Il fait froid, on est aux premiers jours de novembre, la neige tombe à gros flocons qui fondent aussitôt. Le voiturier fouette vigoureusement ses chevaux, il a une longue barbe rousse, c’est un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un méchant caftan gris. Ils approchent d’un village dont on aperçoit les izbas noires, très noires, la moitié ont brûlé, seules des poutres carbonisées se dressent encore. Sur la route, à l’entrée du village, une foule de femmes sont alignées, toutes maigres et décharnées, le visage basané. En voici une, au bord, osseuse, de haute taille, paraissant quarante ans, peut-être n’en a-t-elle que vingt, sa figure est longue et défaite, elle tient dans ses bras un petit enfant qui pleure, pleure toujours, il tend ses petits bras nus, ses petits poings bleus de froid. «Pourquoi pleure-t-il? demanda Mitia en passant au galop – C’est le petiot, répond le voiturier, le petiot qui pleure.» Et Mitia est frappé qu’il ait dit, à la façon des paysans, le «petiot» et non pas le petit. Cela lui plaît, cela lui semble plus compatissant.

«Mais pourquoi pleure-t-il? s’obstine à demander Mitia. Pourquoi ses petits bras sont-ils nus, pourquoi ne le couvre-t-on pas?

– Il est transi, le petiot, ses vêtements sont gelés, ils ne réchauffent pas.

– Comment cela? insiste Mitia, stupide.

– Mais ils sont pauvres, leurs izbas sont brûlées, ils manquent de pain.

– Non, non, poursuit Mitia qui paraît toujours ne pas comprendre, dis-moi pourquoi ces malheureuses se tiennent-elles ici, pourquoi cette détresse, ce pauvre petiot, pourquoi la steppe est-elle nue, pourquoi ces gens ne s’embrassent-ils pas en chantant des chansons joyeuses, pourquoi sont-ils si noirs, pourquoi ne donne-t-on pas à manger au petiot?»

Il sent bien que ses questions sont absurdes, mais qu’il ne peut s’empêcher de les poser et qu’il a raison; il sent aussi qu’un attendrissement le gagne, qu’il va pleurer; il voudrait consoler le petiot et sa mère aux seins taris, sécher les larmes de tout le monde, et cela tout de suite, sans tenir compte de rien, avec toute la fougue d’un Karamazov.

«Je suis avec toi, je ne te quitterai plus», lui dit tendrement Grouchegnka. Son cœur s’embrase et vibre à une lumière lointaine, il veut vivre, suivre le chemin qui mène à cette lumière nouvelle, cette lumière qui l’appelle…

«Quoi? Où suis-je?» s’écria-t-il en ouvrant les yeux.

Il se dressa sur sa malle comme au sortir d’un évanouissement, avec un radieux sourire. Devant lui se tenait Nicolas Parthénovitch, qui l’invita à entendre la lecture du procès-verbal et à le signer.

Mitia se rendit compte qu’il avait dormi une heure ou davantage, mais il n’écoutait pas le juge. Il était stupéfait de trouver sous sa tête un coussin qui n’y était pas, lorsqu’il s’était allongé épuisé sur la malle.

«Qui a mis ce coussin? Qui a eu tant de bonté?» s’écria-t-il avec exaltation, d’une voix émue, comme s’il s’agissait d’un bienfait inestimable.

Le brave cœur qui avait eu cette attention demeura inconnu, mais Mitia était touché jusqu’aux larmes. Il s’approcha de la table et déclara qu’il signerait tout ce qu’on voudrait.

«J’ai fait un beau rêve, messieurs» dit-il d’une voix étrange, le visage comme illuminé de joie.

IX. On emmène Mitia

Le procès-verbal une fois signé, Nicolas Parthénovitch s’adressa solennellement à l’accusé et lui donna lecture d’une «ordonnance», aux termes de laquelle lui, juge d’instruction… ayant interrogé le prévenu… (suivaient les chefs d’accusation), attendu que celui-ci, tout en se déclarant innocent des crimes qu’on lui reprochait, n’avait rien produit pour se justifier, que cependant les témoins… et les circonstances… l’inculpaient entièrement, vu les articles… du Code pénal, ordonnait, afin d’empêcher le susnommé de se soustraire à l’enquête et au jugement, de l’incarcérer et de donner copie de la présente au substitut, etc. Bref, on déclara à Mitia qu’il était désormais en état d’arrestation, qu’on allait le ramener à la ville et lui assigner une résidence fort peu agréable. Mitia haussa les épaules.

«C’est bien, messieurs, je ne vous en veux pas, je suis prêt… Je comprends qu’il ne vous reste pas autre chose à faire.»

Nicolas Parthénovitch lui expliqua qu’il allait être emmené par Mavriki Mavrikiévitch, qui se trouvait sur les lieux.

«Attendez», interrompit Mitia, et sous une impulsion irrésistible il s’adressa à tous les assistants: «Messieurs, nous sommes tous cruels, tous des monstres, c’est à cause de nous que pleurent les mères et les petits enfants, mais parmi tous, je le proclame, c’est moi le pire! Chaque jour, en me frappant la poitrine, je jurais de m’amender, et chaque jour je commettais les mêmes vilenies. Je comprends maintenant qu’à des êtres tels que moi il faut un coup de la destinée et son lasso, une force extérieure qui les maîtrise. Jamais je n’aurais pu me relever moi-même! Mais la foudre a éclaté. J’accepte les tortures de l’accusation, la honte publique. Je veux souffrir et me racheter par la souffrance! Peut-être y parviendrai-je, n’est-ce pas messieurs? Entendez-le pourtant une dernière fois: je n’ai pas versé le sang de mon père! J’accepte le châtiment, non pour l’avoir tué, mais pour avoir voulu le tuer, et peut-être même l’aurais-je fait! Je suis résolu néanmoins à lutter contre vous, je vous le déclare. Je lutterai jusqu’au bout, et ensuite à la grâce de Dieu! Adieu, messieurs, pardonnez-moi mes vivacités durant l’interrogatoire, j’étais encore insensé alors… Dans un instant je serai un prisonnier, et pour la dernière fois Dmitri Karamazov, comme un homme encore libre, vous tend la main. En vous faisant mes adieux, c’est au monde que je les fais!…»

Sa voix tremblait, il tendit en effet la main, mais Nicolas Parthénovitch, qui se trouvait le plus près de lui, cacha la sienne d’un geste convulsif. Mitia s’en aperçut, tressaillit. Il laissa retomber son bras.

«L’enquête n’est pas encore terminée, dit le juge un peu confus, elle va se poursuivre à la ville, et, de mon côté, je vous souhaite de parvenir… à vous justifier… Personnellement, Dmitri Fiodorovitch, je vous ai toujours considéré comme plus malheureux que coupable… Tous ici, si j’ose me faire leur interprète, nous sommes disposés à voir en vous un jeune homme noble au fond, mais hélas! entraîné par ses passions d’une façon excessive…»

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